Ukraine : à propos de l’envoi d’armes à sous munitions par les États-Unis
CONTRE LA DUPLICITE DES IMPÉRIALISMES
Nécessité de conforter le soutien à la résistance populaire ukrainienne
Depuis l’engagement d’une offensive frontale de l’armée russe contre l’Ukraine en février 2022, les grandes puissances impérialistes – États-Unis et France en tête – disent tout faire pour aider l’Ukraine à résister à cette offensive, en particulier par des sanctions économiques visant la Russie et par la fourniture de matériel militaire à l’Ukraine.
À y regarder de plus près, la réalité est sensiblement différente.
Et surtout, l’appréciation portée sur cette « aide » doit être mesurée à l’aune des intérêts politiques de la résistance ukrainienne : en quoi telle ou telle décision prise (par les États-Unis, par le gouvernement français, par le gouvernement Zelensky…) renforce-t-elle la résistance populaire ukrainienne, ou l’affaiblit-elle politiquement ?
Cette question vaut quand il s’agit de sanctions économiques, quand il s’agit de mesures remettant en cause les acquis des travailleurs ukrainiens, quand il s’agit de livraisons d’armes.
C’est cette question qui est notamment posée par la décision récente du gouvernement Biden de fournir des armes à sous munitions à l’armée ukrainienne.
Rappelons d’abord que l’offensive de Moscou contre l’Ukraine n’a pas commencé en février 2022 mais au début de l’année 2014 par l’annexion de la Crimée et la guerre menée à l’est de l’Ukraine, en représailles de l’insurrection populaire ukrainienne qui avait chassé de Kiev le dictateur ukrainien asservi à Poutine, ce qu’on a appelé la révolution de Maïdan.
Rappelons aussi que les réactions des États-Unis et de la France à cette agression impérialiste russe à partir de 2014 avaient été extrêmement timorées : quelques protestations, et des sanctions économiques visant notamment quelques personnalités russes. En fait, les grandes puissances, en poursuivant l’essentiel de leurs échanges financiers et économiques et de leurs relations politiques avec la Russie entérinaient l’annexion de la Crimée et l’offensive dans le Donbass.
Faut-il rappeler que Poutine fut reçu en grande pompe, par Macron, au château de Versailles le 29 mai 2017 ?
Dans ces conditions, Poutine pouvait se considérer encouragé à aller plus loin : engager une opération militaire frontale avec l’objectif explicite d’en finir avec l’existence même de l’Ukraine, et en commençant par installer à Kiev un gouvernement à sa botte.
Une résistance spontanée, profonde, et imprévue
Ce qui bouleversa la situation fut la résistance populaire ukrainienne profonde (et prise en compte par le gouvernement Zelensky) qui fit échouer la première phase d’une offensive russe à l’évidence mal préparée, visant à annexer rapidement tout le territoire ukrainien en février 2022. L’armée russe, au prix de lourdes pertes, recula sans renoncer pour autant à poursuivre la guerre contre l’Ukraine et à occuper la Crimée et les territoires les plus à l’Est.
Mais cette résistance contraignit aussi les grandes puissances impérialistes à ne plus se contenter de quelques protestations pour la forme et à apporter leur appui au gouvernement Zelensky.
Une aide significative, et limitée
Pour les Ukrainiens, l’aide financière et militaire est réelle. En même temps, ils ne cessent de protester contre les limites de ces aides.
Ainsi fallut-t-il des mois avant que ne soit fournis à l’Ukraine les premiers moyens efficaces de défense anti-aérienne.
Ainsi fallut-il une année avant que les premiers chars américains soient livrés.
Et cela dans des limites très étroites : il semble qu’une trentaine de chars américains aient été promis (et pour une part au moins, livrés), alors que les États-Unis disposeraient de 8000 chars (dont 3000 en réserve).
Quant aux avions F 16, réputés pour leur polyvalence et réclamés à corps et à cris par les ukrainiens, ce n’est que le 23 juillet 2023 que le gouvernement américain a autorisé ceux de ses alliés qui le souhaitaient à livrer ces avions F 16 et à former des pilotes ukrainiens pour ces avions. Certains experts considèrent qu’il faudrait attendre désormais l’hiver 2023-24 pour qu’ils soient opérationnels.
Le général Burkhard, chef d’état-major des armées françaises, reconnaît lui-même qu’en ce qui concerne les livraisons d’armes aux ukrainiens : « on leur donne toujours un peu trop tard ce qu’ils auraient voulu » tout de suite (Le Figaro du 10 février 2023).
Une aide conforme aux intérêts impérialistes
En finir avec l’agression russe impliquerait d’infliger une défaite décisive, militaire et politique, à Poutine et à son régime, menaçant son existence même.
Pour les autres impérialismes, il n’en est pas question, de même qu’ils ne peuvent envisager que le peuple ukrainien sorte victorieux, et en armes, de cette confrontation : ce serait un très mauvais exemple donné à l’ensemble des peuples en Europe, et une menace pour l’ordre impérialiste.
Sur ce terrain, c’est Macron qui est le plus clair.
L’objectif des impérialismes : le retour aux négociations
Le 19 février 2023, le Président français explique :
« Je ne pense pas, comme certains, qu’il faut défaire la Russie totalement ».
« Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est que l’Ukraine mène une offensive militaire qui perturbe le front russe afin de déclencher le retour aux négociations ».
Cela veut dire aussi le retour du gouvernement ukrainien aux négociations, ce qui est plus facile de lui imposer si on ne lui donne pas les moyens de gagner.
Or Macron affirme « aucun des deux côtés ne peut l’emporter entièrement », ce qui est sans doute vrai si l’Ukraine ne dispose pas des armes nécessaires.
Emmanuel Macron estime aussi que « toutes les options autres que Vladimir Poutine au sein du système actuel » lui « paraissent pires » que le président russe : raison de plus pour ne pas infliger de défaite majeure à Poutine.
Le chancelier allemand dit la même chose : le vendredi 26 mai, Olaf Scholz s’est dit prêt à reprendre contact « le moment venu » avec le président russe, avec qui il n’a plus parlé depuis le mois de décembre 2022 (interview publiée par le quotidien Kölner Stadt-Anzeiger).
Concernant l’issue du conflit, « Il faut (…) parvenir à une paix équitable et la condition pour le faire est un retrait des troupes russes » d’Ukraine, a-t-il jugé (« un » retrait, dit-il, et non pas « le » retrait de toutes les troupes russes). Il a ainsi refusé de préciser si ce retrait devait aussi inclure la Crimée, occupée depuis 2014.
Ce disant, les principaux gouvernements européens sont alignés derrière les États-Unis, lesquels expliquent crûment, par la voix du chef d’état-major américain (le 25 mai) que, du fait qu’il y a des centaines de milliers de soldats russes en Ukraine, l’objectif ukrainien de reconquérir tout son territoire est improbable « à court terme ». « Cela signifie que les combats vont se poursuivre, que ça va être sanglant, ça va être dur. Et, à un moment, les deux parties vont soit négocier un accord, soit parvenir à une conclusion militaire. ».
C’est à partir de là que se pose la question des armements, en particulier du choix fait par Biden (et annoncé le 7 juillet 2023) de fournir à l’armée ukrainienne des armes à sous munitions, lesquelles ont été prohibées par plus d’une centaine de pays pour les dommages qu’elles occasionnent aux populations civiles, aux enfants notamment, et dont les effets se poursuivent pendant des années, pendant des décennies après la fin des combats.
De même prétend-il que, à la différence des armes russes à sous munitions (dont 25 à 40% n’exploseraient pas), les armes américaines sont plus fiables. Rien ne le prouve : les usines américaines en auraient cessé la production, et les stocks écoulés vers l’Ukraine seraient vieux, 20 ans dit-on.
Les bombes et les munitions à fragmentation peuvent contenir des centaines de sous-munitions, qui sont libérées dans l’air et se répandent sans discrimination sur une surface importante. Ces munitions sont imprécises. Selon Handicap International, 98 % des victimes recensées sont des civils et près d’un tiers sont des enfants.
De plus, les sous-munitions qui n’explosent pas à l’impact se transforment dès lors en mines antipersonnel qui continuent à menacer les populations longtemps après la fin des conflits. Au moindre contact, elles mutilent, brûlent grièvement ou tuent.
À Dublin, le 29 mai 2008, un texte de traité interdisant les armes à sous-munitions a été adopté. Cette Convention sur les armes à sous-munitions (appelée aussi Traité d’Oslo) est entrée en vigueur en 2010 et est devenue la norme internationale en matière d’interdiction des bombes à sous-munitions. Les États-Unis, la Russie… et l’Ukraine ne sont pas signataires.
Quant aux « garanties » offertes par le gouvernement ukrainien quant à leur utilisation, on est en droit d’être sceptique.
Armes de guerre et « morale »
La guerre c’est la barbarie. Quelles que soient les armes utilisées.
Et, en soi, il n’y a pas d’armes « morales » et d’autres qui ne le seraient pas. Pour autant, tous les moyens militaires, techniques, ne sont pas justifiés s’ils sont politiquement contradictoires avec les objectifs politiques. Ils peuvent être considérés comme immoraux s’ils affaiblissent politiquement, s’ils divisent le front de la résistance.
Et sur ce plan, les armes à fragmentations (à sous munitions) posent un véritable problème : comment réagiront les Ukrainiens quand ces munitions (lancées par l’armée ukrainienne) feront des victimes parmi les civils ?
Et d’ores et déjà, comment ne pas prendre en compte les réticences et les désaccords qui s’expriment parmi les militants, les organisations qui se prononcent pour le droit des Ukrainiens à résister à l’envahisseur ?
Car il est un fait que parmi ces militants et organisations, nombre d’entre elles ont milité, ou militent encore contre l’existence même de ce type d’armes.
Et l’usage de ces armes devient ainsi élément de division parmi ceux qui soutiennent la résistance ukrainienne.
Cette question des moyens dont on peut et doit user, notamment en temps de guerre, n’est pas nouvelle. Dans une situation différente d’aujourd’hui, Trotsky abordait cette question (dans « Leur morale et la notre ») du point de vue du prolétariat et concluait notamment : « ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l’âme une haine inextinguible de l’oppression, (…). Il découle de là précisément que tous les moyens ne soient point permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d’entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y subsistant l’adoration des « chefs ». Par-dessus tout, irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la servilité à l’égard de la bourgeoisie (…) ».
Des sanctions économiques limitées
En ce qui concerne la question des sanctions économiques visant la Russie (certaines entreprises et personnalités, certains secteurs d’activité), la politique des grandes puissances est analogue à celle menée sur la question des armes : ces sanctions ne visent pas à paralyser l’économie russe et son système financier, elles visent à faire « pression » tout en ménageant les intérêts des entreprises françaises, allemandes, américaines…
Leur choix, leur mise en œuvre, correspond aux besoins et objectifs des impérialismes. Non à ceux du peuple ukrainien.
C’est ce qui explique les effets limités de ces sanctions : elles gênent l’économie russe mais ne la paralysent pas. La production d’armements est notamment loin d’être paralysée en Russie.
Quelques rappels et exemples :
Selon une étude récente de la Kyiv School of Economics et de B4Ukraine (une coalition d’organisations de la société civile), les multinationales ont réalisé plus de 190 milliards d’euros de chiffre d’affaires en Russie en 2022, et reversé à l’État russe près de 3,2 milliards au titre de l’impôt sur les bénéfices : autant de milliards pour mener la guerre contre les Ukrainiens…
À ces 3,2 milliards on doit rajouter la TVA, l’impôt sur les salariés de ces groupes, etc.
Au total, 56% des multinationales qui étaient présentes avant 2022 continuent à opérer en Russie depuis février 2022, celles américaines arrivant largement en tête, devant les entreprises françaises et allemandes.
En tête pour le chiffre d’affaires réalisé : Japan Tobacco et Philip Morris, puis – en troisième position – Leroy Merlin, propriété du groupe Mulliez. Le groupe Auchan aurait quant à lui augmenté ses recettes en 2022.
Les Ukrainiens ont ainsi décidé de poursuivre leur politique de « name and shame » pour porter préjudice aux entreprises qui financent ainsi la guerre décidée par Poutine.
Airbus a réalisé en 2022 les meilleurs résultats de son histoire : 5,2 milliards d’euros de bénéfices. Cette même année, il a assemblé près de 700 appareils. Or, chaque appareil utilise, entre autres métaux, environ 18 tonnes de titane (pour un A350 de 130 tonnes).
L’entreprise partenaire d’Airbus (et de son sous-traitant Figeac Aéro) pour la fourniture de pièces en titane s’appelle VSMPO-Avisma. C’est une filiale de Rostec dont dépend l’essentiel de l’armement du Kremlin. Son PDG, Sergei Chemezov, un proche de Poutine, figure sur plusieurs listes de personnalités russes sanctionnées.
Déjà, en juillet 2014, six mois après l’annexion de la Crimée, Figeac Aéro, signait avec VSMPO-AVISMA un accord de coopération pour l’usinage de composants en titane et la production de sous-ensembles finis et assemblés.
Mais le 24 février 2023, les dirigeants européens se sont réunis pour élargir les sanctions contre l’économie russe, sauf par « dérogation », les biens « à base de titane nécessaires à l’industrie aéronautique ».
« Nécessaire » à l’industrie aéronautique ? Mais les stocks mondiaux de titane sont aujourd’hui considérables.
Ironie de l’histoire : avant 2014, c’était en Ukraine (sixième producteur mondial) que les usines russes se fournissaient en titane. Mais ces usines continuent à usiner des pièces, revendues notamment au sous-traitant d’Airbus.
Au total, les ventes de titane (et de pièces en titane) ont rapporté à la Russie 415 millions de dollars en 2020.
En ce qui concerne l’exportation des céréales, celles de l’Ukraine ont diminué de moitié en deux ans, tandis que les exportations russes ont progressé de 30%.
Comme pour la fourniture d’armements, la politique des sanctions visant la Russie est ainsi marquée par la duplicité : des sanctions un peu, mais pas trop… Et durant ce temps, les Ukrainiens se font tuer.
Dans ce double jeu, la France occupe une place particulière, liée à l’importance de son économie d’armement. Elle est en effet le 3e vendeur mondial d’armes, et fournit nombre de composants utiles à l’armée russe, en jouant sur les failles des mesures adoptées par les États-Unis et l’Union européenne, en jouant sur l’antériorité des contrats (Voir notamment le riche dossier réalisé en juin 2023 par l’Observatoire des armements, titré : Comment la France contourne l’embargo sur la Russie [1]).
Un exemple ? En mars 2022, le média Disclose a révélé que les chars et avions de chasse russes étaient équipés de caméras thermiques françaises Thalès et Safran, acquises après l’embargo de 2014.
Mener campagne contre le double jeu de Biden, Macron & Cie
C’est là le minimum qui doit être fait.
Car les États-Unis et les impérialismes européens font prévaloir, sous couvert d’aide à l’Ukraine, leurs propres intérêts et objectifs, en matière d’armement et de sanctions économiques mais aussi en matière sociale (pour que le gouvernement Zelenski s’attaque au droit du travail, par exemple).
Que le gouvernement Zelenski soit contraint de « faire avec » ce qui lui est fourni est une chose. Mais les Ukrainiens ont le droit de réclamer des armes efficaces (avions F 16 par exemple) au lieu de devoir écouler les stocks américains d’armes à sous munitions.
Et c’est aux Ukrainiens de décider à chaque moment ce que sont leurs revendications face à l’agresseur, et à formuler leurs exigences en matière d’armes et de mesures économiques et financières.
Le conseiller de la présidence ukrainienne, Mykhaïlo Podoliak, a ainsi expliqué le 19 juillet que la contre-offensive ukrainienne sera « assez difficile, longue et pren[dra] beaucoup de temps », du fait de problèmes d’approvisionnement en armes occidentales et des mines posées par les Russes.
« Nous avons besoin de véhicules blindés supplémentaires, 200 à 300, des chars avant tout », de « 60 à 80 avions F-16 » et de « 5 à 10 systèmes supplémentaires de défense antiaérienne » américains Patriot ou leurs équivalents français SAMP/T, a-t-il précisé.
Solidarité avec les organisations ouvrières ukrainiennes
Mais en Ukraine comme ailleurs, il existe des classes sociales : face à la bourgeoisie ordonnée autour d’une poignée d’oligarques, le prolétariat fait face à l’agression russe et se trouve en même temps confronté à la politique du gouvernement Zelenski, gouvernement bourgeois et libéral qui œuvre pour l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne, aux conditions dictées par les bourgeoisies européennes.
Lors d’une réunion publique organisée le 20 juin 2023 à Paris par 8 syndicats français, les représentants des deux principales confédérations syndicales ukrainiennes, la FPU et la KVPU, expliquent que si la guerre rend difficile l’activité syndicale, « les travailleurs ont des droits à défendre malgré la guerre ». (cf. encart ci après).
De son côté, Yuri Samoilov, président du syndicat indépendant des mineurs, explique que « il y a une tentative d’approbation d’un nouveau code du travail modifiant 70 articles de ce code ». D’ores et déjà, les conventions collectives ont été suspendues pour la durée de la guerre, et l’assurance maladie a été supprimée.
Face à cette politique, les travailleurs peuvent être conduits à créer de nouvelles organisations syndicales, plus combatives. C’est le cas avec la création d’un mouvement intitulé « Soyez comme Nina » par les personnels hospitaliers, notamment les infirmiers, qui se mobilisent pour que leurs salaires soient payés, contre l’aggravation des conditions de travail et la fermeture des hôpitaux.
Dans cette situation, la responsabilité des organisations ouvrières (française, allemande britannique, etc.) est d’apporter leur solidarité (politique et matérielle) aux organisations syndicales et aux organisations progressistes ukrainiennes.
En toute indépendance vis-à-vis du gouvernement Zelenski.
27 juillet 2023
=> Suite : encart sur l’activité syndicale en Ukraine
Image 1 : Lyon : manifestation en soutien à la résistance en Ukraine, 27 février 2022
Image 2 : Katya Gritseva, Struggle against world wide imperialism, 2022