Du Maghreb au Moyen-Orient, une lame de fond : quelles perspectives, quels obstacles ?
Le 14 janvier, la mobilisation révolutionnaire de Tunisie chassait le dictateur Ben Ali. Puis, le 11 février, les manifestations gigantesques et la grève du prolétariat égyptien imposaient la démission de Moubarak.
En Tunisie et en Égypte, ces deux victoires révolutionnaires marquent le début d’une nouvelle période durant laquelle les combats de classes vont se poursuivre et s’approfondir.
En Libye, c’est également la révolution qui s’est engagée : la population (incluant le prolétariat libyen) a pris le pouvoir dans des villes majeures, l’appareil d’État s’est brisé. Mais l’appareil militaro policier du dictateur Kadhafi, lourdement armé par les puissances impérialistes, dont la France, utilise la terreur pour faire refluer la révolution.
Ce sont là des événements d’une importance considérable. L’ordre impérialiste a commencé à se fissurer. Les États-Unis redoutent que les prolétariats de la région ne menacent les régimes qui leur sont inféodés. Pour le peuple palestinien, après une décennie d’étouffement, la révolution égyptienne est un appel d’air.
D’ores et déjà, il est nécessaire de dégager les grandes lignes du processus en cours.
1 / Cette lame de fond a des racines économiques et sociales.
La misère est ancienne mais l’actuelle crise du capitalisme l’exacerbe. Elle touche toute la planète mais en particulier, et très brutalement, les pays économiquement et politiquement dominés par l’impérialisme.
2/ Cette lame de fond a été préparée par les mobilisations ouvrières des années antérieures :
Il suffit de rappeler l’insurrection ouvrière en Tunisie en 2008 (à Gfasa) ou les mobilisations très fortes en Égypte à partir de 2005-2006 (à Mahalla en particulier). La spontanéité du mouvement présent a été nourrie par ces mobilisations antérieures.
3/ Au départ, donc, il y a la classe ouvrière, avec ses revendications sociales (le droit au travail, les salaires, le temps de travail). Y compris les gestes de protestation désespérés (en Tunisie, en Algérie, etc) et notamment celui qui déclencha la mobilisation de Tunisie, en appellent au droit de travailler.
4/ Mais le combat pour les revendications sociales se heurte à la répression, à l’absence de droits démocratiques et politiques (droit de manifester, liberté syndicale…), à des régimes politiques qui organisent le pillage du pays par les clans au pouvoir.
5/ Ce sont des régimes liés aux puissances impérialistes : celui de Ben Ali en Tunisie, ami de Sarkozy, comme celui de Moubarak lié aux États-Unis, et même celui de Kadhafi, dont les dizaines de milliards de dollars confiés aux banques et entreprises impérialistes étaient forts recherchés. Toutes les grandes puissances avaient choisi d’ignorer le détournement des fonds publics de ces états, et les milliards déposés sur leurs comptes personnels par Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et leurs amis.
6/ l’explosion était devenue inévitable : c’est la jeunesse, en particulier les jeunes diplômés au chômage, des franges de la petite bourgeoisie paupérisée, qui ont engagé la bataille contre les dictatures.
Dans toutes ces mobilisations révolutionnaires, la jeunesse s’est trouvée aux avant postes. De même, les femmes ont pris toute leur place dans la révolution, en Libye comme en Egypte et en Tunisie.
Mais ce n’est que lorsque la classe ouvrière a engagé la grève que les dictateurs de Tunisie puis d’Égypte se sont enfuis : Ben Ali est parti aussitôt que l’UGTT (pourtant contrôlée par le régime) a lancé l’appel à la grève générale. Moubarak a fui lorsque la vague de grèves a commencé de déferler à partir du 8 février.
Ce prolétariat est moins puissant, numériquement, en Libye, pays où nombre d’ouvriers sont des immigrés sans droits, amenés souvent de pays lointains (Bengladesh, …) et qui n’ont eu d’autre issue que de fuir le pays. Mais ce prolétariat a pris pleinement part à la mobilisation révolutionnaire contre le régime de Kadhafi. Le 21 février, les travailleurs du champ de pétrole Al-Nafoora se sont mis en grève. À Tobrouk, ils ont chassé la direction de l’entreprise pétrolière et en ont pris le contrôle.
7/ À l’étape actuelle, Deux dictateurs ont été chassés mais les régimes tunisien et égyptien restent en place. les états majors militaires ont d’abord laissé la police réprimer puis, face à la décomposition des régimes de Ben Ali et de Moubarak, et face au mouvement de la classe ouvrière, ont choisi « d’accompagner » la révolution afin de garantir que tout reste en place.
L’état major égyptien a très officiellement pris le contrôle du pouvoir (plus exactement : l’a repris ouvertement).et appelle à cesser les grèves. En Tunisie, l’armée a veillé à la mise en place d’un premier gouvernement de transition, puis d’un second, se portant garant du maintien du capitalisme en Tunisie.
Certes, ces deux mobilisations ont fissuré l’appareil d’État, poussant l’armée à se désolidariser de la police, mais l’armée et la police sont deux piliers de l’État bourgeois. Les fractures dans l’appareil d’État facilitent l’offensive des masses mais toute illusion à l’égard de l’armée serait mortelle.
Les masses continuent donc leur combat pour leurs revendications démocratiques : élimination des ministres issus de l’ancien régime, libération des prisonniers politiques, dissolution de la Sûreté, etc.
8 / Le prolétariat, force décisive de la révolution, exige la satisfaction de ses revendications, concernant les salaires en particulier. Les grèves se sont donc multipliées, des premières concessions ont été arrachées. Certains secteurs de la petite bourgeoisie, qui se satisfont de mesures « démocratiques », sont hostiles (comme la bourgeoisie) aux grèves ouvrières qui se poursuivent. Ils soutiennent donc, à chaque étape du processus révolutionnaire, la solution la plus « modérée ».
En Tunisie, certains « opposants » (tolérés ou non par l’ancien régime) et des chefs de l’UGTT ont accepté de participer à un premier gouvernement transitoire tenu par les hommes du gouvernement précédent. Sous la pression de la base, les ministres de l’UGTT ont démissionné.
De même en Égypte, divers « opposants » (Frères musulmans, parti Tagammou, …) ont d’abord accepté de négocier avec le vice président désigné par Moubarak. Puis, Moubarak étant tombé, ces négociateurs d’hier soutiennent le processus décidé par l’État major.
Or, du fait du retard économique de ces pays et de leur inféodation aux puissance impérialistes, il n’y a pas, pour ces pays, de possibilité de stabiliser durablement un régime « démocratique bourgeois » : ou bien la révolution continuera de l’avant, ou un système policier se reconstituera.
Il y a donc un processus où se mêlent deux types de revendications : des revendications « démocratiques » et des « revendications sociales » : la classe ouvrière, qui porte les revendications sociales, a besoin, dans son combat, que soient satisfaites les revendications démocratiques, et en particulier la liberté d’expression, de réunion et de manifestation, la liberté d’organisation.
La petite bourgeoisie urbaine paupérisée, de son côté, met en avant les seuls droits démocratiques. Mais elle n’a pas d’avenir sans le prolétariat.
9/ Ce n’est que le début d’un processus qui se développera par à coups et qui connaîtra aussi des reculs : la révolution a éclaté mais elle n’est pas achevée. Les masses se mobilisent désormais pour mettre à bas le régime, son appareil de répression, les gouvernements bourgeois de transition. En Tunisie, le premier gouvernement transitoire n’aura duré que quelques heures. Puis les manifestations, d’ ampleur croissante, imposent la démission du premier ministre Mohamed Ghannouchi le 27 février. Six autres ministres démissionnèrent ensuite. Un nouveau gouvernement est installé le 7 mars. Le 9 mars, le parti de Ben Ali est dissout.
En Égypte, le 3 mars, le premier ministre démissionne sous la pression des manifestants, que l’armée tente de calmer en installant un autre premier ministre plus présentable. Le 4 mars, dans différentes villes, les manifestants prennent d’assaut les bâtiments d’Amn el-Dawla, la Sécurité d’État. Le lendemain, au Caire, les manifestants envahissent le siège central de la Sécurité, surnommé « la capitale de l’Enfer ». L’armée doit laisser faire. Avant de décider sa dissolution. « Amn el-Dawla, c’est le système. Sa chute est au moins aussi importante que le départ de Moubarak », disent des manifestants.
10/ Dans ce combat pour les droits démocratiques, la question de l’assemblée constituante devient centrale. En Tunisie, tous les partis et organisations ont revendiqué une telle assemblée constituante. Le 3 mars, le président par intérim annonce l’élection d’une assemblée constituante le 24 juillet. En Égypte, des amendements constitutionnels sont soumis à référendum, l’ancienne constitution étant ainsi préservée.
11 / Mais l’assemblée constituante sera une impasse si la mobilisation reflue. Il est nécessaire que s’établisse un double pouvoir, des comités d’auto-défense armés, de conseils ouvriers, pour que le processus révolutionnaire se poursuive. Sinon, l’Assemblée constituante, sous contrôle de la bourgeoisie et de son État, ne servira que de transition pour préserver et restaurer l’ordre capitaliste. C’est un tel double pouvoir que les travailleurs tunisiens ont mis en place en janvier, avec des comités d’autodéfense, et dans quelques villes, des organismes prenant le caractère de conseils ouvriers. Et la presse patronale française (Les Echos) s’inquiète de la formation de « soviets » (sic) dans les usines tunisiennes.
12/ A la charnière des droits démocratiques et des revendications sociales se situe la question syndicale : les travailleurs affirment le droit de construire des syndicats indépendants, d’épurer les organisations anciennes passées sous le contrôle des agents du gouvernement. En Tunisie et en Égypte, à l’étape actuelle, les travailleurs apportent des réponses différentes (dans la forme) à des situations différentes. En Tunisie, les travailleurs tentent de se réapproprier leur syndicat historique et d’en « dégager » les bonzes syndicaux issu de l’ancien régime. En Égypte, le syndicat est depuis plus cinquante ans organiquement lié à l’appareil d’État. Le mouvement, engagé dès 2007, est donc de construite un nouveau syndicat indépendant. Un pas a été franchi le 30 janvier avec la constitution de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants.
13/ Ce qui manque, en Tunisie comme en Égypte et ailleurs, c’est un parti ouvrier permettant à l’ensemble de la classe ouvrière de se rassembler comme classe (parti qui pourrait être l’expression politique d’un véritable syndicat indépendant) ; c’est aussi un véritable parti révolutionnaire dont l’objectif soit clairement affirmé : l’expropriation de la bourgeoisie, le démantèlement de l’appareil d’État bourgeois, la construction d’un État ouvrier sous le contrôle de la classe ouvrière. Combat pour un parti ouvrier et combat pour un parti révolutionnaire ne sont pas antinomiques mais complémentaires dans les pays où il n’y a jamais eu de parti « ouvrier », de partis de masse construits par la classe ouvrière.
Un parti révolutionnaire -sauf à se transformer en secte ou à se marginaliser- doit combattre pour un parti ouvrier, fondé sur un programme ouvrier, comme il doit combattre pour des syndicats indépendants.
14/ Dans la bataille qui s’engage en Tunisie, en Égypte, en Libye et dans les autres pays, les impérialismes vont tout faire pour rétablir leur contrôle sur la situation et empêcher que ne déferle la révolution prolétarienne. Ils ont maintenu en place, des décennies durant, ces gouvernements qui leur étaient inféodés. Désormais, ils ne parlent plus que de « démocratie », « d’élections libres » voire d’assemblée constituante. Ils agissent pour conserver leur hégémonie menacée dans cette région du monde : les États-Unis, qui financent l’armée égyptienne, ont guidé celle-ci dans la mise en place d’une transition qui préserve leurs intérêts ; La France et le gouvernement Sarkozy sont à la manœuvre pour accompagner la transition en Tunisie. Tous les impérialismes disent vouloir le départ de Kadhafi mais ils ont laissé d’abord les sbires de Kadhafi massacrer les insurgés : ils préfèrent un « aménagement » du régime plutôt que la victoire de la révolution. Et si le clan Kadhafi doit être chassé par la force, ils veulent que ce soit sous leur contrôle, à leurs conditions, sur la base d’un accord passé entre eux à l’ONU.
Les États-Unis érigent la monarchie marocaine en « modèle de réforme et de démocratisation ». Aussi le roi de ce royaume « modèle » a-t-il annoncé, le 7 mars, quelques réformes nouvelles pour badigeonner sa monarchie quasi absolue. Son objectif est de désamorcer la mobilisation qui a commencé dans son royaume. C’est ce « modèle » que tente de promouvoir partout l’impérialisme, pour que rien ne change.
Mais les impérialismes sont aussi rivaux : l’Égypte est un enjeu décisif sur le plan stratégique et pour protéger l’État d’Israël ; la Libye est un enjeu pétrolier de première importance. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la course engagée par Sarkozy pour se positionner le premier en Libye : il ne s’agit pour lui que de faire prévaloir les intérêts de l’impérialisme français. Peu lui importent les droits des Libyens et des Tunisiens. C’est le même Sarkozy qui, à Paris, relance au même moment les expulsions de travailleurs sans papiers et essaye de faire peur à ses électeurs en agitant la menace d’un afflux d’immigrés.
15/ les travailleurs d’Égypte, de Tunisie et de Libye ne sont pas dupes de ces manœuvres ; les tunisiens ont déjà manifesté contre Boillon, le nouvel ambassadeur français et ami de Sarkozy ; les insurgés libyens demandent que l’armement de Kadhafi (fourni en particulier par la France) soit neutralisé mais refusent que les armées impérialistes débarquent en Libye, et les travailleurs égyptiens, solidaires du peuple palestinien, savent qu’un objectif majeur du gouvernement américain est d’assurer la protection d’Israël.
16/ En France, les travailleurs mesurent que la mobilisation révolutionnaire qui s’est ouverte en Tunisie a mis Sarkozy en difficulté. La chute de « l’ami » Ben Ali est un échec majeur pour l’impérialisme français. Et Sarkozy, dont le gouvernement est englué dans les compromissions avec ces dictatures, a été contraint (exemple unique parmi les grandes puissances) de se débarrasser de son ministre des affaires étrangères et de remanier sérieusement son gouvernement. Pour rétablir sa situation, il ne peut plus compter que sur la bienveillance des dirigeants syndicaux (qui acceptent, tous, les propositions de dialogue social) et des dirigeants du PS, du PCF et de son Front de gauche (qui légitiment Sarkozy du simple fait qu’ils attendent tranquillement les élections du printemps 2012).
17/ La position des révolutionnaires doit être dictée par quelques exigences simples : aucune intervention impérialiste dans les pays où déferle la révolution ; soutien aux mobilisations révolutionnaires, à commencer par celle de Tunisie, d’Égypte et de Libye. C’est en particulier un droit légitime des révolutionnaires libyens d’obtenir les armes nécessaires pour faire face aux milices de Kadhafi que les impérialismes eux-mêmes, dont la France, ont puissamment équipées.
Soutenir ces mobilisations révolutionnaires, c’est se battre pour l’annulation des dettes dues par la Tunisie et l’Égypte aux banques et États impérialistes, pour la dénonciation des accords scandaleux passés (avec Ben Ali et Kadhafi notamment), pour « gérer les flux migratoires » et pourchasser les immigrés ; et c’est réaffirmer l’exigence que soit mis fin au blocus des Palestiniens. Ces exigences doivent être reprises par les syndicats, par le PS et par le PCF.
C’est un combat de longue durée qui s’engage, le début d’une nouvelle période historique qui s’entr’ouvre, différente notamment de celle des années 1990 - 2000.
Il appartient aux militants, aux travailleurs, d’en prendre toute la dimension.