Fiasco américain à Kaboul, et amorce d’une nouvelle stratégie à Washington
Le 15 août 2021 marque une nouvelle étape dans l’histoire de l’Afghanistan et de cette région du monde : après avoir pris le contrôle de quasi tout l’Afghanistan, les groupes armés talibans s’emparent de Kaboul, en quelques heures, sans avoir à combattre, laissant aux États-Unis le contrôle de l’aéroport principal pour deux semaines afin qu’ils puissent procéder à l’évacuation de leurs ressortissants et de leurs plus proches collaborateurs.
C’est la fin d’une période de vingt années d’intervention militaire, mais aussi politique et financière, conduite par les États-Unis en Afghanistan. Un tournant dont les conséquences vont durablement se faire sentir. Et la première concrétisation d’une nouvelle stratégie.
Un fiasco politique
Aux échecs, cela s’appellerait un pat : l’un des joueurs ne peut plus jouer sauf à sacrifier son roi (ce qui est prohibé) et, même si le déséquilibre des forces restant en présence est manifeste, la partie est déclarée nulle. La partie pourrait aussi être déclarée nulle du fait de la répétition de la même position sur l’échiquier trois fois.
Dans la vie réelle, cela s’appelle un fiasco politique : car si, militairement, aucune des forces en présence ne pouvait l’emporter, que les combats pouvaient se poursuivre sans fin, les conditions politiques concrètes de la cessation de la guerre en Afghanistan sont quant à elles déterminantes : après vingt années de guerre, après avoir perdu près de3000 soldats et gaspillé à fonds perdus, selon les sources, 1000 à 2000 milliards de dollars qui leur soit politiquement assujetti et qui soit à même de résister tout seul aux talibans sans l’appui quotidien de l’armée américaine. Les États-Unis ont donc dû se retirer du champ de combat en transférant le pouvoir aux talibans moyennant quelques promesses de ces derniers.
Quant aux victimes afghanes, on en estime le nombre à plus de 100 000, dont au moins la moitié de victimes civiles.
Le gouvernement français hors-jeu
Durant les jours qui ont suivi l’occupation de Kaboul par les talibans, les médias français se sont déchaînés contre les États-Unis, et contre Biden en particulier : « débâcle, bourbier, chaos, ces trois mots revenaient en boucle pour qualifier le départ des troupes américaines » (L’Humanitédu 31 août) « Débâcle, Déroute, Débandade, Grand désastre, échec total, humiliation infligée aux États-Unis » (Le Monde du 24 août).
Les conditions dans lesquelles ont eu lieu les milliers d’évacuation à l’aéroport de Kaboul ont été particulièrement décriées Mais au-delà était visé le bilan global de vingt années d’occupation.
Ce qui agaçait le plus les journalistes français, c’est que le gouvernement de Macron était considéré comme partie négligeable par Washington, que l’impérialisme français qui s’était engagé dans cette aventure vingt années auparavant apparaissait comme impuissant, tandis que la seule véritable préoccupation de Macron semblait être non pas de sauver une poignée de collaborateurs dont la vie était menacée par le nouveau pouvoir mais d’empêcher un afflux de réfugiés. Le discours de Macron du 16août restera l’un des discours les plus lamentables de ce président. Il commence par expliquer « L’urgence absolue est de mettre en sécurité nos compatriotes, qui doivent tous quitter le pays, ainsi que les Afghans qui ont travaillé pour la France ». Puis il va à l’essentiel : (…) la déstabilisation de l’Afghanistan risque également d’entraîner des flux migratoires irréguliers vers l’Europe (…) Nous devons anticiper et nous protéger contre des flux migratoires irréguliers importants qui mettraient en danger ceux qui les empruntent, et nourriraient les trafics de toute nature ».
Plus encore, ce que cherchaient à gommer ces médias bienveillants pour Macron, c’est que tout cela était parfaitement prévu depuis des mois par les accords passés à Doha entre le gouvernement américain et les talibans, en application de l’orientation impulsée dix années auparavant par Obama, et concrétisée par Trump puis par Biden, et que le gouvernement français ne pouvait l’ignorer, ni les médias eux-mêmes. Mais Washington mit en œuvre sa politique sans même prendre la peine de se concerter avec ses « alliés », dont Paris, Londres ou Berlin…
D’Obama à Trump puis Biden : réorientation de la politique américaine
En 2001, à la suite des attentats contre le World Trade Center à New York, l’armée américaine écrasa l’État afghan accusé de protéger les groupes terroristes, dont celui d’Oussama ben Laden impliqué dans ces attentats.
L’OTAN tout entière, dont la France, participa à cette expédition militaire. Dans nombre de pays, une véritable « union nationale » fut constituée pour préparer cette expédition. En France, les enseignants furent invités à organiser trois minutes de silence. Dans cette situation, on considéra même comme inacceptable que des travailleurs persistent à affirmer leurs revendications.
Le régime taliban, alors au pouvoir depuis 1996, fut chassé. À sa place, sous l’égide américaine fut installé un pouvoir présidé par Hamid Karzai et censé garantir que l’Afghanistan ne serait plus jamais un havre de paix pour les terroristes. Ce nouveau régime sous contrôle américain devait assurer la « démocratie », les droits des femmes, le progrès économique…En réalité, ce fut un régime parfaitement corrompu, gangréné par l’afflux des capitaux américains et les trafics d’opium, sans véritable base sociale à l’exception d’une mince couche urbaine profitant de l’intégration de l’Afghanistan au marché mondial.
En 2011, Obama tire le bilan de cette situation, alors que l’impérialisme américain doit faire face à la montée en puissance de la Chine, dans la zone pacifique en particulier.
Cela se résume en une formule, en finir avec le « nation building » : la responsabilité des États-Unis n’est pas de construire une nation. Et l’armée américaine devra partir d’ici 2014.
Ce ne sera fait que partiellement. 10 000 soldats restent présents.
Donald Trump, devenu président en janvier 2017, engage à Doha, au Qatar, en 2020, des discussions avec les représentants des talibans.
La voie à ces discussions a été préparée par Obama. Le mouvement taliban figurait sur la liste noire américaine des organisations terroristes. Mais dès 2015, le porte-parole de la Maison blanche se refuse à le qualifier ainsi, préférant le considérer comme une « insurrection armée » : « ils mènent des attaques terroristes » en Afghanistan… mais ne se livrent pas au terrorisme international. Ce qui est important c’est de distinguer les talibans d’al-Qaïda » précise ce porte-parole (conférence de presse du 29 janvier 2015).
L’accord de Doha
L’accord de Doha, dont le nom officiel est « Accord pour la paix en Afghanistan », est signé le 29 février 2020 par les États-Unis et les talibans. Il a été préparé par des négociations secrètes entre Washington et les talibans à partir de juillet 2018.
L’accord prévoit le retrait de toutes les troupes américaines et de leurs alliés intervenant dans le cadre de l’OTAN. En échange, les talibans s’engagent à empêcher al-Qaïda d’opérer dans les zones alors sous leur contrôle. L’accord prévoit également que des pourparlers se tiennent entre les talibans et le gouvernement de Kaboul que financent et arment les États-Unis.
Cet accord est soutenu par la Russie, le Pakistan et la Chine, et approuvé à l’unanimité par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais n’implique pas le gouvernement fantoche de Kaboul.
Il est prévu que les troupes américaines soient toutes retirées d’ci au 1ermai 2021. C’est Biden qui imposera la date du 31 août 2021, et s’y tiendra.
Quant aux négociations entre les talibans et le gouvernement de Kaboul, elles n’auront jamais lieu. A quoi bon ? Dépourvue du soutien de l’aviation américaine, ne pouvant plus obtenir l’aide des troupes américaines dont les effectifs ont été drastiquement réduits, comprenant qu’elle va tôt ou tard se retrouver seule face aux talibans, l’armée officielle de Kaboul –dont on dit qu’elle a plus d’officiers que de soldats- cesse de se battre. La corruption générale fait son œuvre. Les talibans récupèrent le matériel neuf livré par les États-Unis. Quant au gouvernement potiche de Kaboul, présidé par Ashraf Ghani depuis 2014, il ne lui reste plus qu’à préparer sa fuite.
C’est chose faite le 15 août.
Le seul point étonnant, c’est que le gouvernement de Biden se soit imaginé que ses protégés à Kaboul aient pu résister quelques mois après leur départ. Pourtant, Biden savait à quoi s’en tenir. Le 31 août, il évoquera lui-même « la corruption et la malfaisance régnant à Kaboul ».
« Faire face à de nouveaux défis »
Au fond, cela ne changeait rien au problème. Car pour les États-Unis, la question n’était déjà plus celle de l’Afghanistan. Il s’agit désormais de réorienter l’ensemble de la politique internationale des États-Unis, de mettre en œuvre une nouvelle stratégie ; « Il ne s’agit pas seulement pour les États-Unis de renoncer à des objectifs inatteignables. Il s’agit de dégager les moyens pour se consacrer désormais à l’essentiel : faire face à de nouveaux défis ».
C’est ce qu’explique Joe Biden dans son discours du 31 août. (Voir : « Il était temps de finir cette guerre », L’Insurgé n° 41)