Uruguay : Le référendum en défense de la sécurité sociale au centre de la lutte de classes
Ce dimanche 27 octobre aura lieu en Uruguay le premier tour des élections présidentielles et celle des représentants -députés et sénateurs. En même temps, les votants devront s’exprimer sur le référendum contre la réforme de la sécurité sociale.
La campagne électorale est marquée par l’absence de propositions, à tel enseigne que même le journal de droite El Observador, parle d’une campagne plate qui devient sale.[1]
Les conditions actuelles pour accéder à la retraite
La réforme de la sécurité sociale du 2 mai 2023 fixe l’âge de départ à la retraite à 65 ans, alors qu’elle était de 60 ans jusqu’en août 2023. Cette réforme a été adoptée par le gouvernement actuel, une coalition hétéroclite de droite très conservatrice qui a soutenu le candidat et actuel président Luis Lacalle Pou, du parti Nacional, fils de l’ancien président Luis Alberto Lacalle Herrera (entre 1990 et 1995). Les autres membres de la coalition sont le parti Colorado, Cabildo Abierto (extrême droite dont le chef est un militaire issu d’une famille liée historiquement à l’extrême droite et à la dictature militaire) et deux autres partis mineurs. Pour sa part, le Frente Amplio, coalition de type front populaire composé de partis d’origine ouvrière (PCU, PS, PVP et de forces bourgeoises), a voté contre cette loi et a proposé des amendements lors du débat parlementaire.
La réforme établit une cotisation obligatoire au BPS (Banco de Previsión Social), la caisse de retraites cogérée par l’État, les patrons et les représentants des travailleurs[2], mais aussi aux AFAP (Administradoras de Fondos de Ahorro Provisional), des organismes privés ou de capital mixte, des fonds de pension. Les apports aux AFAP sont donc obligatoires au-dessus d’un certain seuil (voir ci-dessous). Ces AFAP prennent entre 4% et 6% de « commission », même si on ne cotise pas, y compris en cas de chômage. Les prélèvements effectués sur les cotisations obligatoires payées par les travailleurs sont gérés par le BPS, institution publique, ce qui signifie qu’elles n’ont aucun frais de gestion à ce niveau-là.
Les AFAP sont apparues en 1996, sous le deuxième mandat de Julio María Sanguinetti (parti Colorado, droite libérale) lorsque celui-ci a introduit le Système de Prévoyance Mixte, un coup de massue au système solidaire existant. Cette réforme imposait la cotisation obligatoire aux AFAP à partir d’un revenu équivalent, en euros constants, à environ 1900 euros ( 86600 pesos).
Actuellement, la cotisation au BPS et aux AFAP se distribue comme suit :
- Si le salaire brut est inférieur à $85.607 (en pesos uruguayens, environ 1900 euros) :
La cotisation est de 15% du salaire. La moitié va au BPS et l’autre moitié est transférée sur le Compte d’Épargne Inidividuel de l’AFAP choisie.
- Si le salaire brut se situe entre $85.607 et $128.410 (entre 1900 et 2850 euros) :
Cotisation de 15% du salaire repartie de la manière suivante : jusqu’à $85.607, une moitié reste au BPS et l’autre à une AFAP. La part de cotisation qui dépasse ce montant va au BPS.
- Si le salaire brut se situe entre $128.410 et $256.821 (entre 2850 et 5700 euros) :
La cotisation est toujours de 15% du salaire brut et elle se ventile de la manière suivante : le 15% des $85.607 reste au BPS et tout ce qui dépasse ce seuil est transféré sur le Compte d’Épargne Individuel dans une AFAP.
En dessous du premier seuil (environ 1900 euros), la cotisation aux AFAP est optionnelle. Chaque travailleur se voit prélever trois « commissions » de ses cotisations de retraite : une « commission d’administration » qui varie entre 4,4% et 6,6% selon le gestionnaire privé de fonds ; une autre commission qui varie entre 15,6% et 16,7%, prélevée celle-ci par la Banque des Assurances, qui appartient à l’État (Banco de Seguros del Estado) et enfin une commission de « garde », qui tourne autour de 0,0015%, à la Banque Centrale de l’Uruguay.
Ces AFAP, qui disposent d’un fonds d’environ 24 milliards de dollars, financent des projets de l’État mais aussi des investissements à risque dans l’immobilier, y compris des quartiers privés à Punta del Este, haut lieu de la spéculation immobilière, une « place to be » de la grande bourgeoisie latinoaméricaine et étasunienne. Elles financent aussi des projets de certaines mairies dont deux des plus grandes villes de l’Uruguay, Montevideo et Canelones, gouvernées par la coalition progressiste, le Frente Amplio.
Genèse du plébiscite
Deux mois après l’adoption de la réforme, l’Association des travailleurs de la sécurité sociale (ATSS, travailleurs du BPS) a présenté une motion à la direction du PIT-CNT, la centrale syndicale unique, en proposant un référendum dans le but de abroger la réforme des retraites du gouvernement et d’introduire dans la Constitution trois points :
1- suppression des AFAP,
2- établir l’âge de départ à la retraite à 60 ans avec 30 annuités et
3- le montant des retraites ne pourra pas être inférieur au Salaire Minimum National.
Le 10 août 2023, sur 44 syndicats et fédérations membres de la direction du PIT-CNT, 16 ont voté pour mais, suite aux abstentions, la proposition a été adoptée par la centrale ouvrière. Le débat a été dur. La fédération des métallos - la UNTMRA - et le courant Gerardo Cuesta (tous les deux très influencés par le PC) proposaient ne pas toucher aux fonds de pension, les AFAP. Mais le syndicat des travailleurs de la sécurité sociale a joué un rôle clé en réussissant à faire adopter la suppression de ces fonds privés, pour la plupart inféodés et contrôles par des multinationales de la spéculation, sauf un, géré par une banque d’État, le Banco República.
L’appel au référendum a été appuyé par la FUCVAM, la coopérative de logements (qui a un poids important dans la société uruguayenne, même si à présent elle compte peu de militants) la FEUU, Fédération des Étudiants Universitaires de l’Uruguay (une tradition très importante mais un poids devenu très relatif) et d’autres organisations.
Pour déclencher un référendum il faut recueillir 10% des inscrits, un peu moins de 250.000 signatures sur quelques 2.680.000 inscrits sur le registre électoral. Ce seuil a été atteint dès le début avril 2023. Mais les organisateurs du référendum ont réussi à recueillir un total de 430.000 signatures avec des campagnes quartier par quartier, en parcourant l’ensemble du territoire, et les ont déposées au siège du Parlement le 27 avril 2023. La procédure référendaire était ainsi enclenchée avec une marge suffisante pour éviter les signatures éventuellement non retenues par la Cour Électorale.
La campagne du plébiscite, la gauche et les élections
Le référendum est tombé comme un cheveu dans la soupe dans la valse électorale, comme « Le convive de pierre » de Tirso de Molina, cette statue de don Gonzalo qui à la fin du repas prend la main de Don Juan et le conduit en enfer. Les réactions des partis politiques n’ont pas été immédiates. Le président actuel de la République (Partido Nacional, droite conservatrice, parti héritier de la grande bourgeoisie propriétaire terrienne) a tardé à réagir.
Les premières réactions sont venues de la gauche. Les partis communiste et socialiste, ainsi que d’autres partis moins importants, comme le PVP (Partido por la Victoria del Pueblo) ont soutenu l’initiative du mouvement ouvrier dès le début. Leurs militants syndiqués ont participé à la campagne de collecte de signatures. Ils ont mis leurs appareils à contribution de la campagne du Pit-Cnt. Mais un secteur très important du Frente Amplio, le MPP (Mouvement de Participation Populaire) de l’ancien président Mujica, s’est rapidement positionné contre l’initiative des travailleurs organisés. L’idole de milliers de militants du monde entier a dit que « l’approbation du référendum de la sécurité sociale serait le chaos et que le chemin est la loi ».[3]
Les candidats de la gauche à la présidence et vice-présidence, Yamandú Orsi et Carolina Cosse ne voteront pas le « Sí » au référendum. La coalition de gauche a décidé de laisser « liberté d’action » à ses militants.
Une tribune de 112 « experts » du Frente Amplio a annoncé qu’ils feraient campagne contre le référendum de la centrale syndicale.[4] Parmi les signataires de cette tribune on retrouve le potentiel futur ministre d’économie en cas de victoire électorale du Frente Amplio, Gabriel Oddone. Les arguments sont les mêmes que l’on a pu entendre dans la bouche de la droite lors de la lutte contre la réforme des retraites en France. Et en plus du « chaos » de Mujica, la peur, la menace de « devoir » doubler les impôts sur les bénéfices des entreprises, de devoir multiplier par quatre les cotisations patronales ou encore de devoir passer la TVA de 22% à 35%. Un discours connu…
Mais la dirigeante du syndicat des travailleurs de la sécurité sociale (ATSS), Nathalie Barbé, a balayé les arguments alarmistes du capital et ses gestionnaires de droite et de gauche en signalant que « sans perdre les 5 milliards de dollars qui iront aux fonds parapublics jusqu’en 2060 seulement », avec 1,5 milliard de dollars supplémentaires par an dans les caisses de l’État et, « sans parler des 24 milliards de dollars actuellement accumulés dans les fonds d’épargne » qui reviendront progressivement à l’État lorsque les contrats de fonds fiduciaires prendront fin, « il y a suffisamment de ressources pour financer la réforme ».[5]
Les chambres patronales se sont manifestées contre le référendum, cela va de soi. Les arguments vont de « l’impact négatif que cela aurait pour le pays » au fait que cela « nuirait à la réputation internationale de l’Uruguay ».[6]
Le vote du dimanche 27 novembre
Le scrutin présidentiel s’annonce serré. La coalition progressiste devrait obtenir plus de voix que la droite, mais pas assez pour éviter un second tour, autour de 44% des voix.
L’autre option de gauche, une alliance entre la Unidad Popular et le Parti des Travailleurs (parti frère de Política Obrera en Argentine, le parti d’Altamira) n’a pas réussi à créer une alternative de gauche et n’obtiendrait qu’un pour cent des voix. Le pilier de l’Unidad Popular est le Mouvement 26M - scission historique du MLN Tupamaros. Ce mouvement a quitté le Frente Amplio en 2008. Cependant, son dirigeant de l’époque, Raúl Sendic (fils de l’ancien dirigeant du MLN) est resté dans la coalition. Cette alliance -Unidad Popular-Frente de los Trabajadores - reflète une recherche de recomposition de la gauche, une recomposition qui peine, qui a du mal à trouver des alternatives en dehors de la gauche institutionalisée. Plusieurs réunions de militants issus de divers courants de la gauche radicale ont lieu depuis un certain temps sans que cela se traduise au niveau organisationnel et encore moins électoral.
Le mouvement ouvrier s’est placé au centre des débats et de la lutte de classes. « Le conflit de classes s’exprime dans le référendum de la sécurité sociale et non pas dans les élections nationales », affirme Mario Pieri.[7] Le mouvement ouvrier est affaibli. Affaibli par des conditions objectives : travail précaire ou informel, fermetures d’usines, poids des zones franches (des zones de non-droit), … mais aussi subjectives, comme la « cohabitation » pendant 15 ans, dans le cadre de trois gouvernements successifs de gauche.
Le dernier sondage estime que le « Sí » au référendum obtiendrait 47% d’approbation, 43% serait contre et 10% n’ont pas pris encore de décision. [8]
La bataille est rude. Les mêmes partis qui ont participé à la recherche de signatures pour déclencher le référendum et qui participent activement de la campagne différencient clairement la campagne électorale du référendum. Ainsi, par exemple, le parti Communiste ne fait presque pas référence au référendum dans ses clips de campagne, sauf dans les réseaux sociaux.
Pendant ce temps, le possible futur ministre de l’économie du Frente Amplio, Gabriel Oddone, est parti aux États-Unis où il s’entretiendra avec la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International et des représentants des entrepreneurs et des finances. Il ne sera de retour en Uruguay que le samedi 26, la veille des élections. Des entretiens qui en disent long sur une éventuelle « rupture », ou pas, si la gauche institutionnelle venait à gagner les élections.
L’autre référendum
Un deuxième référendum concerne le droit pour les « forces de l’ordre » d’effectuer des perquisitions nocturnes dans les domiciles privés sous prétexte de « lutte contre le trafic de drogues ». En réalité, ce droit de perquisition nocturne existe déjà mais seulement lorsque la justice l’estime nécessaire. Les mesures pointent les petits dealers avec une vision purement répressive. Une proposition populiste face à une « augmentation de la violence ». À l’initiative de ce référendum on retrouve Cabildo Abierto, le parti de l’ancien militaire Guido Manini Ríos, dont les positions flirtent avec l’extrême droite et il est soutenu par l’ensemble de la coalition qui gouverne (partido nacional, partido colorado, Cabildo Abierto, partido de la gente et partido independiente). Les derniers sondages indiquent qu’il pourrait être adopté. En effet, malgré une baisse dans les intentions de vote, il bénéficie encore de 56% d’approbation parmi les votants. La gauche, dans son ensemble, s’est prononcé contre cette initiative. [9]
R. Navarro, 22-10-2024
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- Diez preguntas clave sobre la reforma de la seguridad social, La Diaria, 11-2-2023 https://ladiaria.com.uy/politica/articulo/2023/2/diez-preguntas-clave-sobre-la-reforma-de-la-seguridad-social/
- El conflicto de clases se expresa en el plebiscito de la seguridad social, no en las elecciones nacionales. https://correspondenciadeprensa.com/?p=43816
Photo : El Pocho, Omar Menoni. Campagne pour le « SI », militant devant le siège du Parlement. Tiré du site du syndicat des travailleurs de la sécurité sociale, ATSS : https://atss.org.uy/
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Los Frenteamplistas por el No entienden que la reforma que hizo el gobierno de Luis Lacalle Pou “no soluciona los principales problemas”, pero que el plebiscito que propone el PIT-CNT “tiene consecuencias injustas”, El Observador, 29-8-2024 https://www.elobservador.com.uy/nacional/bergara-oddone-garcia-lorenzo-ferrari-112-expertos-economia-del-frente-amplio-se-declararon-contra-la-reforma-seguridad-social-n5958394
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