Etats-Unis - Une question décisive à résoudre : quelle issue pour le prolétariat ?
Durant les semaines qui ont précédé les élections américaines du mardi 5 novembre 2024, l’image des deux principaux candidats à la présidence donnée par la majorité des médias français était quelque peu biaisée : d’un côté Donald Trump était présenté comme un « fasciste » (« Le péril fasciste » titre à la Une L’Humanité du 31 octobre), reprenant ainsi à son compte le qualificatif utilisé par la candidate démocrate à l’encontre de Trump. Et certes, tous les discours de Trump confortaient cette image ; de l’autre Kamala Harris, candidate du parti Démocrate, vice-présidente sortante, présentée comme intelligente, attachée à vouloir abroger la décision de la Cour suprême qui avait limité brutalement la liberté d’avortement, après que trois des membres de cette Cour aient été nommés par Trump.
Et jusqu’à la veille du scrutin, l’ensemble des sondages semblait incapable de départager les deux candidats. Au point que l’on prévoyait déjà des semaines de contestations judiciaires, des manifestations armées si Trump n’était pas désigné vainqueur, etc.
Le retour au réel fut brutal : quelques heures après la clôture du scrutin, Trump apparaissait sans contestation possible comme le grand vainqueur, tant l’écart était grand au niveau de l’élection présidentielle mais aussi des élections à la Chambre des représentants et au Sénat.
Débâcle du Parti démocrate
Avec 312 grands électeurs élus pour l’un, et 226 pour l’autre (à la date du 15 novembre), la victoire de Trump était écrasante. Pire : Trump remportait la majorité des voix, avec 78 386 705 voix (50,1 %).
Il est ainsi le premier Républicain à remporter le vote populaire présidentiel depuis George W. Bush en 2004, tandis que Kamala Harris recueillait 73 680 614 voix (48,3 %).
De son côté, Jill Stein (Green Party) obtenait 761 907 voix (0,5 %).
On estime le taux de participation global à environ 64,5%, contre un peu moins de 66% en 2020. Mais 2020 était exceptionnellement élevé, le plus élevé depuis 1900.
Par rapport à 2020, les Républicains progressent tandis que les Démocrates perdent 7 millions de voix, passant de 81 millions de voix à un peu plus de 73 millions de voix, pour une part au profit de l’abstention.
À cela s’ajoute le fait que désormais les Républicains conservent la Chambre des représentants et ont repris le contrôle du Sénat.
A la Chambre des représentants, les Démocrates ont 212 élus tandis que les Républicains en ont 218 (soit la majorité absolue, 5 sièges restant à attribuer).
Au Sénat, les 100 sénateurs se répartissent entre 53 Républicains et 47 Démocrates.
Comment expliquer ces résultats ?
Pour une part, par les programmes respectifs des deux candidats.
Car si le programme de Trump était incontestablement réactionnaire, mettant au centre la lutte contre les migrants, celui des Démocrates et de Kamala Harris cherchait à courtiser les Républicains, faisant valoir par exemple leur opposition à l’immigration et la volonté de renforcer les contrôles à la frontière avec le Mexique.
De même, alors que les fusillades de masse sont un fléau, et qu’en 2018 la jeunesse américaine s’était massivement mobilisée (à la suite de la fusillade de Parkland) contre la prolifération des armes, Kamala Harris a tourné casaque, oubliant ses déclarations pour la limitation des armes et a préféré faire savoir quelle possédait un pistolet semi-automatique Glock, (« I have a Glock, and I’ve had it for quite some time »). Ce faisant, elle s’alignait sur Donald Trump connu pour son soutien au puissant lobby des armes, la National Rifle association of America (NRA).
La liberté de l’avortement ?
Ce fut l’axe majeur de la campagne de Kamala Harris, et ce droit démocratique revendiqué a manifestement pesé dans le fait que 54% des électrices ont voté pour la candidate Démocrate (contre 44% des hommes).
Mais ce sont donc 46% des femmes qui ont voté Trump, malgré la limitation du droit à l’avortement, confirmant qu’une campagne présidentielle ne pouvait se résumer à cette seule question. D’autant que nombre d’électeurs favorables à la liberté d’avortement ont en même temps voté pour Trump.
En témoigne le fait que dans un certain nombre d’États où des référendums pour le droit à l’avortement l’ont emporté, Trump a néanmoins gagné l’élection. Ainsi dans le Missouri, où les électeurs ont annulé l’interdiction de l’avortement, tout en votant majoritairement en faveur de Trump.
La xénophobie et le racisme sous tendaient la campagne menée par Trump contre les migrants sans papiers annonçant qu’il les expulserait par millions ?
Mais un grand nombre d’Afro-américains ont voté Trump malgré les appels (quelque peu tardifs) adressés explicitement à cette communauté par Michelle et Barack Obama. Et un grand nombre de « latinos » ont également voté Trump malgré les propos racistes tenus par Trump vis-à-vis des migrants originaires d’Amérique latine.
Car, en ce qui concernait Kamala Harris, si le discours était plus respectueux, les faits ne parlaient pas pour elle : certains rappelaient que, comme procureure, elle avait souvent eu la main lourde vis-à-vis des inculpés issus des couches paupérisées et que, comme vice-présidente, elle n’avait apporté aucune solution permettant de régulariser et d’intégrer les migrants : dans ces conditions, nombre d’électeurs d’immigration récente – phénomène assez classique – « retiraient l’échelle » derrière eux et se ralliaient aux discours de Trump brutalement hostiles aux nouveaux migrants.
Défendre l’industrie américaine en renforçant le protectionnisme ?
Certes, Biden et sa vice-présidente pouvaient se prévaloir du quasi plein emploi aux États-Unis et des investissements colossaux réalisés dans de nouveaux secteurs d’activité (voitures éclectiques, batteries, informatique…). Mais cela ne pouvait effacer ni la poussée inflationniste des années 2020-23, qui a durement (et durablement) réduit le pouvoir d’achat des salariés (dont nombre de latinos et d’afro-américains), ni compenser les destructions d’emplois industriels qui avaient touché des régions entières antérieurement, du fait notamment de la concurrence chinoise. Car ce ne sont souvent pas les mêmes couches de travailleurs qui ont perdu un emploi et qui sont aujourd’hui employés dans les nouvelles industries. Kamala Harris se contenta d’affirmer sa volonté de réduire les importations.
Et si Kamala Harris comme Biden avait affiché sa sympathie pour les syndicats, tandis que Trump était plus occupé à les dénigrer, néanmoins une fraction des Républicains s’affichait comme « pro-travail » (« pro-labor »), en prônant avec Trump une politique protectionniste, l’augmentation des droits de douane étant censée protéger l’emploi.
Pour une partie des travailleurs, ces promesses de Trump avaient le mérite de la clarté : « droits de douane est le plus beau mot du dictionnaire » déclarait Donald Trump au moment où Kamala Harris les jugeait contre productifs.
Le rôle des appareils syndicaux
Certes, la majorité des appareils syndicaux ont apporté leur soutien à Harris notamment l’AFL-CIO, confédération comptant près de 12,5 millions de membres ; la National Education Association avec trois millions de membres ; l’Union internationale des employés des services (deux millions de syndiqués) ; la Fédération américaine des enseignants (1,7 million), le « syndicat des métallos » United Steelworkers (1,2 million) ; ou le syndicat automobile United Auto Workers (400 000 membres).
Mais le 18 septembre, les Teamsters, le puissant syndicat des routiers américains, comptant près d’1,3 million de membres, annonçait que l’organisation cette fois-ci ne soutiendrait pas la candidature démocrate, n’apportant de soutien à personne.
Et surtout l’influence des syndicats sur le terrain électoral est limitée : d’abord parce que le nombre de syndiqués est faible : dans les années 1980 près de 20 % des travailleurs étaient syndiqués. Ce taux est descendu à 10%, et à seulement 6% dans le secteur privé
Ensuite parce que les syndiqués eux-mêmes ne suivent guère les consignes syndicales concernant le vote.
Le 4 novembre 2024, les sondages à la sortie des urnes indiquent que, parmi les syndiqués qui sont allés aux urnes, 53% ont voté pour Harris, 45% pour Trump. Parmi les non syndiqués : 50% ont voté Trump, 47% Harris.
Car si Biden avait déjà amorcé une politique à caractère protectionniste, que Kamala Harris entendait poursuivre de manière ciblée, le discours de Trump était particulièrement simple et agressif : des droits de douane de 60% sur les importations en provenance de Chine et de 10% pour le reste du monde.
Quant à la défense de l’environnement, si Trump manifeste sur ce plan le plus parfait cynisme, les électeurs américains durent aussi constater que Harris se ralliait à son tour à l’extraction par fracturation hydraulique, particulièrement nocive.
Si l’on prend ainsi, sujet après sujet, les questions sur lesquelles se jouait la campagne électorale, on se heurte très vite à une première réalité. Le Parti démocrate n’a rien d’un parti progressiste, rien de réformiste, c’est l’un des deux grands partis bourgeois américains, et si le programme du Parti républicain témoigne d’une inflexion réactionnaire prononcée, le programme du Parti démocrate n’était pas plus à même de rassembler l’électorat ouvrier ; tout au plus pouvait-il répondre plus aisément aux attentes d’un électorat urbain plus jeune et plus aisé. Kamala Harris a ainsi remporté la victoire parmi les électeurs gagnant au moins 100 000 dollars par an.
Absence de parti « ouvrier »
De fait, l’axe de la campagne de la candidate Harris fut une sorte de « républicanisme soft » censé gagner des électeurs républicains.
Cet axe du compromis ne lui rapporta rien. Il est d’ailleurs peu probable qu’avec un programme plus « radical », plus en rupture avec Trump, les résultats eussent été différents, car Kamala Harris était, pour les électeurs américains, d’abord la vice-présidente sortante dont le bilan était inséparable de celui de Biden. Or le système américain ne laisse guère le choix aux électeurs dans la mesure où il est dominé par deux partis qui ont le quasi-monopole des postes d’élus. Quand les électeurs sont mécontents de la situation, ils n’ont guère qu’une solution : chasser le parti au pouvoir et voter pour l’autre parti. C’est ce qui s’était déjà passé en 2016 et en 2020. Cette fois-ci c’était au tour des Démocrates, de Biden, et donc de Kamal Harris, de faire les frais du mécontentement provoqué par la baisse du pouvoir d’achat d’une grande partie des électeurs, lesquels ont voté Trump, ou se sont abstenus.
Un profond sentiment d’insécurité et de déclassement
Les résultats économiques sont trompeurs.
En apparence, la situation économique laissée par Biden aurait dû être favorable à Kamala Harris : l’économie est florissante, le taux de chômage est faible (4,1% en moyenne).
Mais cela cache une réalité bien plus sombre, marquée en particulier par la baisse du pouvoir d’achat consécutive à l’inflation des années 2020 -2023, la plus forte des quatre dernières décennies.
Sur cette toile de fond se greffent un certain nombre de problèmes qui nourrissent le sentiment d’insécurité et de déclassement.
En premier lieu, le coût exorbitant de la santé. En 2022, un Américain dépensait en moyenne 12 555 dollars en frais de santé par an, soit deux fois plus qu’un Français, trois fois plus qu’un Espagnol. Et près d’un Américain sur deux considère qu’il n’est pas en mesure de faire face à des dépenses médicales imprévues.
Corrélativement, l’espérance de vie y demeure plus faible que dans les autres pays ayant un niveau de vie comparable, situation liée notamment aux ravages de la « malbouffe » provoquant une épidémie d’obésité, aux dégâts dus aux opioïdes synthétiques (dont l’usage a été encouragé par les trusts pharmaceutiques), aux homicides dont le taux est en moyenne sept fois plus élevé que dans les principaux pays européens.
Le mécontentement dû à cette situation a poussé nombre d’électeurs à sanctionner les « sortants » et donc à voter Trump
C’est ainsi qu’a pu peser de manière décisive le fait qu’il n’existe pas aux États-Unis (et ce n’est pas nouveau) de « parti ouvrier » (d’origine ouvrière) à même d’offrir une issue politique et économique au prolétariat.
Pire : des candidats « progressistes » tels Benny Sanders (réélu dans l’État du Vermont) ou membres du groupe Socialistes démocrates d’Amérique (DSA-Democratic Socialists of America) ont mené campagne pour Harris, quitte à la critiquer ensuite : Sanders et la représentante Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), ont fait la tournée des États fédérés pour Harris. Et celle-ci a offert à Sanders et à AOC de prendre la parole à la Convention nationale du Parti démocrate (tout en refusant qu’il y ait un seul orateur propalestinien).
Faute d’un tel parti du « Labor », chaque travailleur voulant voter (beaucoup ne votent pas) est réduit à sa condition d’individu exploité et vote pour le mieux disant (le moins mal disant) : une situation favorable à la candidature de Trump.
Au service de l’impérialisme américain
Sur le plan international enfin, la situation est analogue. Depuis octobre 2023, une solidarité manifeste s’est exprimée dans la jeunesse, dans les universités, en défense du peuple palestinien impitoyablement écrasé à Gaza par l’armée d’Israël, et pourchassé par les colons en Cisjordanie. Mais Biden et Harris, en dépit de quelques critiques orales, ont prouvé leur soutien inconditionnel à la politique conduite par le gouvernement de Tel Aviv. Cela a coûté nombre de voix à Kamala Harris.
Mais ce seul point témoigne une fois encore que le parti Démocrate comme le parti Républicain ne sont pas seulement deux partis bourgeois : ce sont les deux grands partis de l’impérialisme américain.
Quant à l’Ukraine, le projet de Trump de régler la question « en 24 heures » passe par un deal avec Poutine, au détriment de l’Ukraine.
Cette menace incontestable n’efface pas pour autant le fait que le soutien de Biden (et de sa vice-présidente) à l’Ukraine fut soigneusement calibré, donnant à l’Ukraine de quoi résister mais non de quoi vaincre Poutine. Et la discrétion d’Harris sur cette question a laissé le terrain libre à Trump.
Nécessité d’une alternative de classe.
Nul ne peut prédire aujourd’hui ce qui résultera de la politique que Trump va mettre en œuvre, notamment des mobilisations qui peuvent surgir contre cette politique. D’autant que si Trump dispose d’immenses pouvoirs, contrôlant le Sénat, la Chambre des représentants et, de facto, la Cour suprême, il ne peut faire disparaître comme par magie les difficultés et les contradictions de la bourgeoisie américaine.
Ainsi, lors de l’élection à bulletin secret, par les sénateurs Républicains du chef de la majorité sénatoriale, le 13 novembre, le candidat soutenu par Trump et Elon Musk a été battu, de même qu’un autre fervent supporter de Donald Trump. Et c’est John Thune, un sénateur Républicain « classique » qui a été élu. Or, d’une manière générale, les très grandes entreprises américaines ne sont ni isolationnistes ni protectionnistes, et ont besoin de la main d’œuvre immigrée… On ne peut donc exclure que le Sénat manifeste des réticences vis-à-vis des exigences de Trump.
Mais une fois encore se pose la question de la nécessaire construction d’une organisation indépendante, qui ne soit pas inféodée à l’impérialisme, donc soit indépendante du Parti démocrate tout autant que du Parti républicain.
17 novembre 2024