Social , Violences physiques et discriminations
À propos du livre de Claude Serfati, l’État radicalisé La France à l’ère de la mondialisation armée
Dans ce livre paru à l’automne dernier, Claude Serfati décrit à la fois l’accélération de l’activisme militaire de la France (augmentation considérable des budgets militaires, multiplication des opérations militaires à l’étranger, augmentation des ventes d’armes…) et le durcissement sécuritaire de l’État français (13 lois qui restreignent les libertés publiques adoptées depuis 2015, répression policière féroce des manifestations, depuis la loi Travail ou lors des manifestations des Gilets jaunes…). L’État français s’inscrit en effet dans un ordre mondial marqué par des rivalités géopolitiques et économiques croissantes mais doit également faire face, à l’intérieur, à une montée des oppositions à la destruction des droits sociaux inscrits dans l’agenda néolibéral. D’où sa radicalisation que décrit Claude Serfati. Une mise en perspective éclairante dans un contexte où règne une sorte de consensus par le silence sur ces questions de défense alors que les budgets militaires sont en forte hausse, que le président souhaite généraliser le SNU, que l’armée cherche à recruter massivement.
L’armée au cœur de la Ve République
Cet activisme militaire et ce durcissement sécuritaire de l’État français s’expliquent par une série de facteurs : volonté de la France de conserver son rang dans l’ordre géopolitique mondial, « armement » de l’État pour lutter contre les oppositions au démantèlement des droits sociaux… C. Serfati nous montre qu’ils ont été rendus possibles par les institutions de la Ve République. La nature bonapartiste du régime voulu par De Gaulle facilite cette marche vers ce qu’il appelle l’État militaro-sécuritaire.
En France, l’armée forme depuis des siècles « la colonne vertébrale de l’État » : elle s’est souvent mobilisée pour imposer un changement de régime, elle a mené les expéditions coloniales, elle a joué le rôle de garante de l’ordre social en réprimant régulièrement le mouvement ouvrier aux XIXe et XXe siècles (en 1830, en 1848, lors de la Commune de Paris et sous la IIIe République). Mais la Ve République lui donne une place sans équivalent dans les régimes démocratiques, alors que l’institution militaire avait essuyé des échecs récurrents entre 1940 et 1962 (défaite face à l’Allemagne, implication dans la collaboration, échec des guerres coloniales). C’est seulement sous la Ve République que l’armée est placée à ce point au cœur de l’État et de la société française. Cette réintégration de l’armée dans la « communauté nationale » sous la Ve République repose sur 3 engagements donnés par De Gaulle à l’institution militaire : la détention de l’arme nucléaire qui doit assurer le maintien du rang de la France dans le monde (afin de mettre la France au même niveau que les autres membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies) et permettre de développer une industrie nucléaire civile ; le développement d’une industrie d’armement conçue comme un pilier du système industriel national ( « l’utilisation de la conception et de la production d’armes comme un vecteur de l’innovation technologique pour toute l’industrie ») ; la restructuration du corps expéditionnaire français afin de maintenir les anciennes colonies sous contrôle militaro-économique de la France.
Les institutions de la Ve République ont donné des pouvoirs militaires étendus au président et accru en même temps l’influence de l’armée dans les prises de décision politique
Dans la Constitution de la Ve République, le président est le chef des armées ; il décide seul avec l’institution militaire des interventions de l’armée. L’art 35 de la Constitution exige l’autorisation du Parlement pour déclencher une guerre mais il peut être contourné par le président qui peut affirmer qu’il ne s’agit pas d’une guerre mais d’une intervention. La centaine d’interventions militaires menées par la France depuis les années 1960 n’a jamais nécessité l’activation de cet article 35. On assiste bien à une marginalisation du rôle du Parlement sur les questions de défense. La décision de recourir à différentes interventions militaires peut donc s’exonérer de tout contrôle démocratique.
Sous la Ve République, on peut parler de « co-élaboration exécutif/ institution militaire sur les questions de défense et de sécurité ». Cette influence de l’armée est d’autant plus importante que l’institution est très centralisée depuis la Ve République. Par exemple, le CEMA (chef d’état-major des armées qui commande à la fois l’armée de terre, de l’air et de la marine) est responsable de la préparation et du commandement des armées, ainsi que des choix concernant les équipements militaires (ce qui n’était pas le cas sous la IVe République). L’influence des CEMA et du CEMP (chef d’état-major particulier du président) sur le pouvoir politique est renforcée par le fait qu’ils sont reconduits dans leurs fonctions après les élections présidentielles. « L’institution militaire peut ainsi enjamber le temps court de la vie politique ». Les guerres que les médias ont pu attribuer à certains présidents (la guerre en Lybie de Sarkozy et la guerre au Mali de Hollande) ont en fait d’abord été voulues par l’institution militaire.
En parallèle, le Conseil de défense et de Sécurité nationale (CDSN), prévu dans les institutions de la Ve République, joue un rôle croissant sous la présidence de Macron. Ses attributions ont évolué depuis 1958 (il ne définit plus seulement les orientations en matière de programmation militaire, d’opérations extérieures…). Il peut être convoqué pour traiter des problèmes de sécurité intérieure, économique et énergétique, et pour faire face aux « crises majeures ». L’armée y siège de droit ; le président y convoque qui il veut, les délibérations sont secrètes et soumises au secret défense. Le président Macron a géré la crise COVID dans le cadre du CSDN, ce qui témoigne de l’ultra-centralisation de l’exercice du pouvoir. Les décisions prises par le CSDN échappent à tout contrôle démocratique et témoignent ainsi du renforcement des tendances bonapartistes du régime. Le président a pu apparaître comme un chef de guerre, comme en témoigne son discours du 16 mars 2020 qui annonce le confinement (« nous sommes en guerre » énoncé 6 fois). Cette dramatisation, « l’utilisation outrancière de l’apparat et de la rhétorique militaire », compensent la faible légitimité du président Macron, dont la politique rencontre de plus en plus d’oppositions.
Garder son rang
Pour Claude Serfati, il est nécessaire de regarder l’évolution de la place que la France occupe dans le monde pour comprendre le poids de l’institution militaire dans la société française et son activisme.
Une des leçons importantes des théories de l’impérialisme du début du XXe siècle est que le comportement d’un pays est d’abord déterminé par la place (ou le statut), qu’il occupe dans l’espace mondial et c’est donc de l’analyse de cet espace mondial qu’il faut partir. Si la France se caractérise par des interventions militaires récurrentes à l’étranger depuis les années 1960, l’ampleur et la physionomie de ces dernières ont évolué au rythme des transformations de l’espace mondial et de la place que la France veut y tenir. On peut distinguer à ce sujet trois périodes.
La première période est celle de l’installation de la domination néocoloniale dans un contexte facilité par la guerre froide (la diplomatie française se pose comme puissance autonome vis-à-vis des États-Unis et de la Russie). Les interventions militaires de la France cherchent à canaliser l’accès à l’indépendance des pays colonisés afin d’apporter un soutien aux gouvernements locaux contre les mouvements populaires opposés
au déploiement de la « Françafrique. » Avec la disparition de l’URSS en 1991 s’ouvre une 2e période : la France participe à plusieurs coalitions internationales sous direction américaine dans le cadre de l’OTAN : guerre du Golfe, guerre en ex-Yougoslavie, guerre en Afghanistan. L’objectif du gouvernement est de participer à la défense de l’ordre mondial. À cette époque, en tant que membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, la France a une grande latitude pour mener ses guerres en Afrique. La 3e période commence à la fin des années 2000 : la conjoncture change : les guerres menées par les États-Unis sont un échec ; les ambitions géo-politiques de la Chine s’affirment, la Russie redevient une puissance mondiale. Les printemps arabes impactent le statut de la France dans le monde : leur épicentre (Maghreb, Égypte, Moyen-Orient) sont des zones d’influences anciennes de la France. La France concentre donc l’essentiel de ses effectifs des opérations extérieures sur 4 régions : Le Sahel, la Centrafrique, le Liban, Syrie, Égypte… Elle noue également des accords de défense avec des régimes comme celui des Émirats arabes unis qui mène une guerre depuis 2015 contre le peuple yéménite.
Entre 2000 et 2010, l’état-major valorise ces interventions militaires : elles mettent en avant le corps expéditionnaire français et permettent de tester le matériel (ce qui est central quand on sait que l’industrie d’armement est importante pour un pays comme la France). Puis, progressivement l’état-major fait le constat de l’impasse de certaines des guerres menées par la France en Lybie et au Sahel. Certains militaires pensent que la lutte contre le terrorisme armé s’est faite au détriment de la préparation de conflits de haute intensité (c’est-à-dire contre d’autres États d’importance majeure). Cette focalisation de l’institution militaire sur les guerres interétatiques « redonne à l’armée un rôle de premier plan en agitant le spectre de menaces existentielles pour la France ». Cela lui donne également des arguments pour demander une hausse des budgets dédiés à l’armée. Au cours du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, les dépenses militaires ont augmenté de 50% ! Le budget militaire s’élevait à 33 milliards d’euros en 2017 et se situera à 60 milliards par an avec la prochaine loi de programmation militaire (2024/2030). L’influence économique et politico-militaire que la France continue d’exercer sur une partie de l’Afrique est aujourd’hui déterminante pour le maintien de son statut international. Sur le plan économique, l’Afrique est une région indispensable pour les intérêts de la France. Les groupes français (Total, Orange, Orano, Veolia…) privilégient leur enracinement en Afrique qui demeure une terre d’accumulation profitable.
Sur le plan économique, les grands groupes industriels de l’armement apprécient les interventions militaires de la France en Afrique : « les guerres menées par la France servent de salon d’exposition en grandeur réelle de la qualité des systèmes d’armes produits par les industriels ». Elles permettent de tester le matériel militaire et contribuent, ce faisant, à l’essor des exportations françaises d’armes.
La région indopacifique présente pour la France des avantages similaires à ceux du Sahel : contrôle politique sur des territoires, accès aux ressources naturelles, point d’appui pour le maintien du rang de la France dans la gestion de l’ordre mondial.
Claude Serfati pose la question du caractère surdimensionné des ambitions militaires de la France. Ces dernières sont incapables de compenser le recul de la compétitivité de l’industrie française. Le raidissement militaire de la France reflèterait une posture connue dans l’histoire : « les grandes puissances n’acceptent jamais spontanément l’affaissement de leur position économique dans le monde ».
Un désastre industriel
En effet, l’auteur insiste sur le déclin industriel de la France, déclin qui n’est pas sans lien avec la prépondérance de l’industrie militaire dans son économie
On observe un effondrement de la plupart des industries civiles en France depuis 20 ans, tant en termes d’emplois que de performances sur les marchés mondiaux (le déficit de la balance commerciale des biens manufacturés de la France atteint 107 milliards d’euros en 2020). Haut-Commissaire au Plan, François Bayrou déclare en 2021 que « sur bien des sujets nous avons une économie de pays en voie de développement ». Alors que l’industrie manufacturière civile recule en France, le chiffre d‘affaires de l’industrie d’armement a été multiplié par 2 entre 2008 et 2019.
Les pouvoirs publics défendent la prépondérance de l’industrie d’armement en France en expliquant que cette dernière aurait des effets d’entrainement sur le reste de l’économie, grâce à la diffusion des technologies mises au point pour le militaire (nucléaire, électronique, aéronautique.). Pour Claude Serfati, cette vision des choses, qui apparait plutôt comme une justification a posteriori, n’est pas confirmée par les faits. Il pense même que cette survalorisation de l’industrie d’armement est une des causes des difficultés que rencontre l’industrie française : les budgets alloués à la R&D militaire, les ressources et les savoir-faire utilisés pour l’industrie militaire font défaut à l’industrie civile. L’auteur démonte deux arguments utilisés par les défenseurs de l’industrie militaire : cette industrie serait non délocalisable et génèrerait de nombreuses créations d’emplois, deux idées contre lesquels il s’inscrit en faux.
« La priorité absolue accordée en France à l’industrie d’armement a accéléré le délitement industriel et les suppressions d’emplois au cours des deux dernières décennies ». Cette question de l’impact économique de l’industrie d’armement en France est rarement débattue ; le consensus droite-gauche au Parlement sur les questions de défense rend le débat impossible.
« Vers l’État militaro-sécuritaire »
L’intensification des interventions militaires à l’étranger est allée de pair avec une militarisation de la gestion des crises intérieures (opération Sentinelle à partir des attentats terroristes de 2015 qui consacre la présence de l’armée sur le sol métropolitain) et un tour de vis sécuritaire à l’intérieur : depuis 2015, le pays a vécu 4 ans sous l’état d’urgence, 13 lois sécuritaires ont été promulguées dont 4 en 2021. Les avancées de l’État militaro-sécuritaire s’inscrivent dans le processus de « grande récession démocratique » lié au développement du néo-libéralisme. La destruction par ce dernier des droits sociaux conquis après la Seconde Guerre mondiale suscite des oppositions que les régimes démocratiques combattent en multipliant les lois sécuritaires afin de faire taire les récalcitrants. Le néolibéralisme s’attaque donc en même temps à l’État social et à l’État de droit (basé sur la séparation des pouvoirs et la garantie des droits fondamentaux). On observe ce phénomène dans la plupart des démocraties aujourd’hui mais en France, la nature bonapartiste du régime de la Ve République favorise les attaques contre le mouvement social et l’État de droit. L’évolution sous le premier quinquennat de Macron vers un État militaro-policier s’appuie sur 3 composantes : l’armée, la police militarisée et l’administration.
Avec l’opération Sentinelle décidée par F. Hollande à la suite des attentats de 2015, l’armée est désormais présente sur le territoire métropolitain, présence entérinant ainsi les préconisations du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale paru en 2008 et qui déclare caduque la distinction traditionnelle entre la sécurité intérieure et extérieure. L’opération Sentinelle a d’ailleurs d’emblée été considérée comme indissociable des opérations militaires menées par la France à l’étranger. Depuis les années 2000, l’armée est donc préparée à faire face à une « crise majeure » sur le territoire mais la notion de crise majeure est pour le moins floue et laisse au président toute latitude pour décider du moment et du lieu d’une intervention de l’armée à l’intérieur. Le ministère des Armées se tient prêt. Certains militaires aimeraient bien franchir le pas, comme en témoigne la Tribune des généraux parue le 21 avril 2021 dans Valeurs actuelles : dirigée contre l’« islamo-gauchisme » et « les hordes de banlieue », elle nous indique qui sont les ennemis de l’intérieur pour ce groupe de généraux proches de l’extrême droite. Pour C. Serfati, « l’intervention de l’armée dans les quartiers est suspendue à un événement fatal qui permettra au gouvernement de suspendre les libertés publiques. »
Pour le moment, c’est principalement la Police qui est chargée du maintien de l’ordre social à l’intérieur. Celle-ci a été militarisée et son budget a augmenté de 71% entre 2000 et 2019, ce qui a permis d’acheter des équipements (LBD, grenades de désencerclement, véhicules blindés…). À partir des années 2000, l’influence des syndicats de commissaires de police et de policiers sur la politique menée par le ministère de l’intérieur est croissante. D’ailleurs, la manifestation des policiers du 19 mai 2021 contre l’institution judiciaire a été coorganisée avec le ministre Darmanin. Les lois sécuritaires adoptées depuis 2015 satisfont les policiers car elles organisent le transfert des pouvoirs judiciaires vers le pouvoir administratif. Ces lois sécuritaires visent à réprimer, bien au-delà des menaces terroristes, celles et ceux qui contestent l’ordre social. Elles transforment « les formes de résistance sociale en intentionnalité terroriste » et permettent en théorie de s’attaquer à tous ceux et celles qui s’opposent aux politiques néo-libérales. On observe également un fichage croissant de la population. Cette obsession sécuritaire étend également les prérogatives de contrôle des agents de sécurité privés.
Enfin, la haute administration via le conseil d’État a validé les lois liberticides votées entre 2015 et de 2021. Emblématique, la loi de lutte contre le séparatisme rebaptisée « loi confortant le respect des principes de la République », votée le 24 août 2021 menace « les libertés séculaires garanties par la loi sur la presse de 1881 et la loi sur les associations de 1901. ». Ces lois liberticides vont de pair avec la multiplication de discours contre les musulmans de la part de ministres, comme J. M Blanquer, M. Schiappa, D. Vidal, G. Darmanin.
Pour conclure, C. Serfati se demande jusqu’où ira cette radicalisation de l’État français. Il estime que la mise en œuvre du programme d’E. Macron de destruction de l’État social (obligation du travail pour les bénéficiaires du RSA, autonomie des établissements scolaires, attaques contre le système des retraites…) va produire des résistances collectives auxquelles le gouvernement répondra en s’appuyant sur l’armée et la police et en affaiblissant l’État de droit. On observe pour l’heure que la radicalisation de l’État français opère par une fixation sur les populations musulmanes, « le racisme ayant toujours été un moyen de diviser les exploités ». En se faisant le relais d’un racisme d’État (expression du sociologue Said Bouamama), les macronistes cherchent à élargir le bloc social qui soutient la politique économique et sociale du président. Cela risque de se traduire par une course aux discours et aux mesures racistes. « La droite des LR, le bloc d’extrême droite et le bloc macroniste, acquis à la radicalisation de l’État français sauront établir des alliances pour multiplier les mesures liberticides ».
Il importe donc à tous ceux qui s’opposent à la fois à cette marche vers la militarisation, vers la guerre, vers l’approfondissement des mesures liberticides de dénoncer tout à la fois la contribution de la France à la défense d’un ordre mondial inégal et militarisé et l’essence anti-démocratique de la Ve République.