Mobilisations en Iran : les femmes et le prolétariat à l’avant-garde
Le 16 septembre 2022, une mobilisation a surgi en Iran suite à l’assassinat de Jina Mahsa Amini, arrêtée par des agents du régime car elle aurait porté le hijab de « manière inappropriée », puis tabassée à mort. Ce mouvement de contestation exigeait et exige encore l’abolition de l’obligation du port du hijab tout en revendiquant la fin du régime islamiste. Il lie ainsi les revendications portant sur les droits des femmes aux revendications démocratiques et économiques. Alors que de septembre à décembre, les manifestations étaient quotidiennes, le mouvement est ensuite entré dans une seconde phase de contestations, avec moins de manifestations, en lien notamment avec la féroce répression, et la recherche d’une structuration politique.
Les jeunes femmes à l’avant-garde
Au quotidien, la répression contre les femmes ne portant pas publiquement le hijab s’est accrue : d’une sanction pouvant aller jusqu’à deux mois d’emprisonnement et une amende avant le début du mouvement, le bureau du procureur général a ordonné d’élargir les sanctions à l’expropriation de véhicule, la perte d’un emploi rémunéré, la perte du droit de voyager à l’étranger, la perte des services gouvernementaux et publics, le travail forcé et jusqu’à 10 ans d’emprisonnement. [1]
Pourtant, les femmes continuent toujours de réclamer la fin de l’obligation du port du hijab, lors de manifestations, en lien avec d’autres revendications comme la fin du régime des mollahs, ou de façon individuelle, en marchant notamment dans la rue, sans voile. Cette obligation du port du hijab est la mesure la plus visible de la répression et des discriminations que subissent les femmes en Iran. Au-delà de cette revendication, c’est la fin de toutes les formes de répression, discrimination et ségrégation liées au sexe qui est revendiquée, le droit des femmes à disposer de leur corps et la fin de toute criminalisation liée à l’orientation sexuelle.
Ce mouvement de contestation, avec les femmes à l’avant-garde, traverse toutes les générations, bien que la jeunesse soit la plus présente dans les manifestations : les manifestants, des deux sexes, ont en moyenne 15 ans [2]. Les écoles, de filles notamment, et l’université sont des foyers de contestation. Pour exemples les multiples photos d’élèves enlevant leur hijab et se prenant en photo dos tourné devant le portrait des ayatollahs Khamenei et Khomeiny, avec un éventuel doigt d’honneur, des étudiants (des femmes essentiellement) détruisant au sein des cafétérias les barrières qui imposaient une ségrégation selon le sexe, afin que les déjeuners puissent être mixtes.
Cette contestation de femmes émanant des bancs de l’école et de l’université fait peur au régime. En témoignent notamment les plusieurs centaines de jeunes femmes qui ont été empoisonnées au gaz ces trois derniers mois sur leur lieu d’étude ; et l’absence de réaction du régime et du ministère en charge de l’enseignement. Des empoisonnements pour punir et faire pression sur les familles pour que leurs filles ne viennent plus s’instruire à l’école. Mais face à ces empoisonnements, de nouvelles manifestations dénonçant le régime ont éclos. Et le 4 mars, des garçons d’un lycée de la banlieue de Téhéran faisaient grève, refusant d’aller en cours en solidarité avec les filles du lycée voisin qui venaient de subir une attaque au gaz.
Un mouvement traversant toutes les régions d’Iran
Jina Masha Amini était kurde. Le slogan « Femme, vie, liberté », d’origine kurde, a été scandé lors des funérailles de Jina, le 17 septembre. Les jours suivants, il était repris à travers tout l’Iran. Alors qu’il avait l’habitude de régner en divisant les Iraniens selon leurs origine kurdes, arabes, baloutches, perses… et en brandissant la menace des « séparatistes », le régime s’est ainsi retrouvé face à une très forte unité, et qui est restée pacifique.
La violence que le régime a déployée et déploie encore pour mater le soulèvement par le sang (au 17 février, plus de 500 morts, près de 20 000 arrestations, 4 exécutions après jugement, sans compter les prisonniers torturés et les manifestants blessés) est associée à son habituelle politique de discrimination, avec une répression plus forte dans les régions où les populations sont les plus discriminées en raison de leurs origines (comme au Kurdistan ou au Baloutchistan) et au sein des couches sociales les plus défavorisées. Ainsi en est-il du massacre de Zahedan (Baloutchistan) le 30 septembre, avec plus de 90 morts, ou la pendaison par le régime de 4 jeunes manifestants issus de la classe ouvrière. Et malgré la répression, les régions où circulent des armes comme le Kurdistan ou le Baloutchistan sont restées dans une contestation pacifique, conscientes qu’une réponse armée des opposants ne ferait qu’accroître la violence du régime.
Cette unité face au régime réside dans la conscience du lien entre les formes d’oppression subies et le système économique en place. Un groupe de femmes baloutches, le groupe Dasgoharan, l’exprime ainsi : jusqu’alors, elles demandaient, essayaient de modifier les lois, les règles, mais, suite « à la mort tragique de Mahsa et la vague qui s’est levée dans tout l’Iran (...) nous avons commencé à exiger la vie et la liberté, non seulement pour nous, mais aussi pour tous les Iraniens ; une vie libre de toutes chaînes, de toutes formes d’oppressions ; nous avons dit NON à l’autorité et au contrôle des frères, des pères, des tribus et de l’État sur notre corps, notre vie et notre liberté. ’Femme, Vie, Liberté’ dénonce toutes les formes d’oppression qui nous sont imposées. » [3] (le 7 octobre).
Le 2 novembre, c’est un « groupe de militantes iraniennes pour le droit des femmes » qui appelait à manifester pour le 40e jour de la mort de Jina Mahsa Amini, « pour toutes nos demandes sans priorisation, pour la libération des femmes du patriarcat ; pour la libération des travailleurs, des enseignants, des soignants de l’exploitation de classe, pour l’émancipation des étudiants de la tyrannie du système éducatif, pour l’émancipation des nationalités oppressées par ce système centralisé et pour le droit des femmes à l’auto-détermination, pour légalité, la justice, pour les femmes, la vie et la liberté » [4].
Et cette compréhension de la société amène des changements. Ainsi le groupe Dasgoharan explique que suite au viol, par un haut fonctionnaire de police, d’une jeune fille de 15 ans, pour la première fois les Baloutches sont sortis manifester dans la rue, refusant que, comme à l’habitude le violeur ne soit pas poursuivi et que le silence règne. La répression contre cette manifestation pacifique à Zahedan, le 30 septembre 2022, a été très forte. Tout ceci « montre un grand changement dans les couches inférieures de la société », « nous les Baloutches avons changé et nous empruntons plus que jamais de nouvelles voies ». [5]
Un combat pour le renversement du régime des mollahs
La discrimination subie par les femmes a été le premier déclencheur du soulèvement. Mais elle a aussitôt été liée à toutes les autres formes de discriminations et d’oppression, ethnique et économique notamment. De fait les femmes iraniennes constituent une main d’œuvre bien plus exploitée que les hommes, même si c’est toute la population, et les couches les plus défavorisées en particulier, qui subit de plein fouet l’aggravation de la situation économique. Et c’est l’ensemble de la population qui est sortie et sort encore défendre les droits des femmes et demander la fin du régime islamiste aux cris de « Mort au dictateur, qu’il s’agisse du guide ou du shah ! », « Nous ne voulons pas d’un gouvernement islamique, nous n’en voulons pas », « Nous nous battrons, nous mourrons, nous reprendrons l’Iran » [6].
La plupart des manifestants sont issus de la classe ouvrière ou des classes moyennes appauvries (2/3 des 88 millions d’Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté). Et certains syndicats ont pour la première fois émis des revendications autres que celles liées à leur travail : « Nous défendons la lutte populaire contre la violence organisée et la violence quotidienne contre les femmes, contre la pauvreté, le manque de soutien et l’enfer qui gouverne la société. » (26 septembre, Conseil des travailleurs contractuels de la pétrochimie) ; quant au syndicat des travailleurs de la canne à sucre de Haft Tappeh, il exigeait pour la première fois « le droit de choisir sa tenue vestimentaire et le droit à la liberté d’expression et à une éducation gratuite. » (Le 1er octobre). [7]
Et malgré la répression, la situation économique et des contrats très précaires pour nombre de travailleurs, plusieurs grèves en solidarité avec le mouvement ont eu lieu : les 10 et 11 octobre dans l’industrie de la pétrochimie, du 5 au 7 décembre dans 50 villes du pays (petites entreprises, commerçants et marchands de bazars traditionnels, et certains secteurs comme la pétrochimie, soignants, conducteurs de camions), les 11 et 12 décembre dans l’enseignement (dans plus de 60 villes ; en octobre un mouvement dans l’enseignement avait également eu lieu, dans 15 villes, principalement au Kurdistan)… Ainsi la classe ouvrière en tant que telle a participé à plusieurs grèves en soutien à la mobilisation. En parallèle les grèves pour dénoncer les conditions de travail et exiger l’augmentation des salaires sont très fréquentes et résonnent avec le mouvement de contestation du régime.
Une plateforme unitaire pour le renversement du régime
À partir de la mi-décembre, les manifestations jusqu’alors quotidiennes sont devenues plus sporadiques, en lien notamment avec la répression et avec la recherche d’une structuration du mouvement. Certaines villes comme Zahedan au Baloutchistan ont toutefois poursuivi les manifestations régulières, tous les vendredis.
Cette structuration du mouvement a notamment débouché sur une charte, publiée le 15 février 2023, présentant 12 revendications minimales. Signée par vingt organisations (d’enseignant, ouvriers, retraités, d’étudiants, de femmes, dont des syndicats) dont neuf associations et syndicats ouvriers, elle caractérise le mouvement : ces manifestations massives « relèvent d’une protestation contre la misogynie, la discrimination sexuelle, l’insécurité économique permanente, le travail forcé, la pauvreté, la misère, l’oppression de classe, ainsi que l’oppression nationale et religieuse. » [8] Cette charte explique en préambule :
« Après deux grandes révolutions dans l’histoire contemporaine d’Iran, les grands mouvements sociaux pionniers (...) ont acquis une dimension historique et décisive pour façonner les structures politiques, économiques et sociales du pays à la fois à partir de la base et en grand nombre. Par conséquent, ce mouvement vise à mettre définitivement fin à la constitution de tout pouvoir d’en haut et à initier une révolution sociale, moderne et humaine en vue d’une émancipation de toutes les formes d’oppression, de discrimination, d’exploitation, de tyrannie et de dictature. »
Des revendications en contradiction avec l’essence même du régime islamiste des mollahs, y sont formulées, comme « La religion doit être reconnue comme relevant de la vie privée des personnes et ne doit pas être impliquée dans les décrets et les lois politiques, économiques, sociales et culturelles du pays » ou « Les lois et les dispositions fondées sur la discrimination, l’oppression nationale et religieuse doivent être abolies. »
D’autres revendications entrent en contradiction même avec le système économique capitaliste : « Le démantèlement des organes de répression ; la limitation des pouvoirs du gouvernement ; la participation directe et permanente du peuple à l’administration des affaires du pays par le biais de conseils locaux et nationaux. La révocation de tout fonctionnaire gouvernemental ou non gouvernemental par les électeurs et les électrices à tout moment devrait faire partie des droits fondamentaux des électeurs et électrices. » , ou « La confiscation des biens de toutes les personnes, entités légales, institutions gouvernementales, semi-gouvernementales et privées qui ont accaparé les actifs et la richesse sociale du peuple iranien par le pillage direct ou par des marchés gouvernementaux. » et leur utilisation dans l’éducation, les retraites, l’environnement, la fin des inégalités territoriales. Le texte cible ainsi la force armée de l’État, garante de la propriété privée des moyens de production, et la « confiscation des biens », ce qui revient en partie à remettre en cause la propriété privée des moyens de production.
Le système capitaliste étant par essence patriarcal, la revendication « Établissement immédiat de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes à tous les niveaux : politique, économique, social, culturel et familial. » entre bien entendu également en contradiction avec ce système économique.
Un féminisme de lutte de classe
Ce mouvement déclenché en Iran montre la conscience de la société iranienne, et en particulier de la classe ouvrière, du lien entre l’oppression des femmes et l’oppression de classe, entre le racisme et l’oppression de classe. Il s’inscrit en faux avec le féminisme bourgeois qui cherche à améliorer le sort des femmes ou de certaines femmes sans toucher à la structure économique capitaliste, et donc en évacuant la question de l’oppression de classe.
L’oppression de classe est liée à la propriété privée des moyens de production : la bourgeoisie défend ainsi cette propriété privée et cherche à contrôler les forces productives (la classe ouvrière et classes liées). L’oppression des femmes est liée historiquement au contrôle des forces reproductives, en lien avec le contrôle de la descendance et le transfert de capital bourgeois, et donc de la propriété privée des moyens de production, du père à sa descendance. Elle est aussi liée à la volonté de contrôler les forces qui permettent la reproduction de la force de productive.
Les lois et l’utilisation de la violence physique, sous des formes et à des degrés divers, permettent à la bourgeoisie de défendre de tels intérêts : propriété privée des moyens de production et contrôle des forces productives et reproductives. La force armée de l’État vise ainsi à protéger la propriété privée des moyens de production et leurs propriétaires et de contrôler les forces productives ; le viol avec le lot de violence sexistes et sexuelles a pour rôle de contrôler les forces reproductives. Cette violence est présente dans toutes les sociétés capitalistes, mais à des degrés divers (comme une violence bien moindre en France par rapport à l’Iran).
La nécessité d’augmenter les profits pour les capitalistes les amène en outre à rechercher à diviser les travailleurs, et ainsi faire baisser le prix de la force de travail et mieux la contrôler. Cette division passe par la discrimination, qui utilise notamment le sexisme et le racisme (discriminations selon le sexe – féminin -, l’orientation sexuelle, l’origine ethnique). Là encore, selon les pays, cette discrimination présente des degrés divers (une discrimination bien moindre en France par rapport à l’Iran ou d’autres pays).
La charte du 15 février, avec ses 12 revendications minimales mettant notamment en cause la violence d’État, la propriété privée des moyens de production et les oppressions et discriminations, est ainsi un texte qui lie le combat des femmes avec celui de la classe ouvrière. En ce sens il s’agit d’un texte relevant d’un féminisme de lutte de classe. À l’inverse en France, l’appel unitaire du 8 mars 2023 [9] comme celui de l’intersyndicale [10], ne font pas ce lien et font croire qu’il suffirait de réformer le capitalisme pour mettre à bas le système patriarcal. Une illusion qu’il nous faut combattre : le mouvement actuel en Iran est un point d’appui dans ce combat.
6 mars 2023