L’économie mondiale au point de bascule
Les économistes « officiels » s’interrogent, et portent sur le moment de la situation économique mondiale des appréciations contradictoires.
Certains sont résolument optimistes. C’est le cas d’Isabelle Mateos y Lago, directrice générale au Blackrock Investment Institute, le gestionnaire d’actifs le plus puissant du monde (12 000 employés et 4900 milliards de dollars d’actifs gérés, dont 150 en France). Interrogée par Le Figaro (12 octobre) sur le risque d’une nouvelle crise financière, la directrice générale de Blackrock se veut rassurante : « En dix ans, la situation s’est transformée. Les banques, notamment aux États-Unis, sont plus solides, les entreprises sont moins vulnérables et les ménages américains moins endettés. On ne danse pas au bord du volcan, je ne vois pas de signes qu’une bulle soit sur le point d’éclater ».
D’autres s’alarment sur « le krach qui vient », pour reprendre la formule de Nicolas Baverez (Les Échos du 6 octobre) : les krachs « éclatent quand les profits gonflés par l’euphorie diminuent et ne permettent plus de rembourser les dettes accumulées. L’économie mondiale se trouve précisément à ce point de bascule.
La croissance mondiale ralentit très fortement, revenue à 2,9 %, soit son plus faible niveau depuis dix ans. La progression du commerce international a chuté de 4,6 % à 1,2 % en deux ans sous l’effet de la généralisation des mesures protectionnistes. L’industrie, qui avait été au cœur de la mondialisation et des “quarante glorieuses” chinoises, est frappée de plein fouet par la guerre commerciale et technologique »...
Du coup, certains choisissent de rester dans une prudente expectative.
Un fantôme dans un brouillard d’incertitude
C’est la métaphore d’un éditorialiste (Les Échos du 7-10) pour résumer la situation : « La récession est, aujourd’hui, crainte partout (…) Mais il ne s’agit pour l’instant que d’un fantôme dans un brouillard d’incertitudes, sauf dans quelques pays où elle semble prendre corps, comme la Turquie ou l’Allemagne ».
Ainsi, début octobre, les États-Unis craignaient de mauvais chiffres pour l’emploi. Mais finalement, on annonçait un taux de chômage (officiel) au plus bas depuis un demi-siècle : 160 000 emplois par mois sont encore créés aux États-Unis depuis le début 2019, même si cela représente 30% de moins qu’en 2018.
Seule certitude : la croissance mondiale perdure mais s’affaiblit depuis le pic de fin 2017. L’OCDE, en septembre, a corrigé à la baisse ses prévisions pour 2020. Cela est net dans l’industrie, dont la progression est moitié moindre qu’il y a 18 mois. En Allemagne, c’est un franc recul.
Pour expliquer ces incertitudes, on évoque le protectionnisme de Trump, ses relations conflictuelles avec la Chine ; on évoque aussi le Brexit… Mais on n’évoque pas les mécanismes inhérents au système capitaliste, et les contradictions qui se sont accumulées depuis la crise ouverte à l’été 2007. En particulier le fait que les crises, plus ou moins décennales, dans le système capitaliste sont une « réponse » à la suraccumulation de moyens de production, à l’incapacité croissante de réaliser la plus-value produite, à la baisse du taux de profit : une sorte de « régulation » spontanée du capitalisme qui se fait au détriment des travailleurs, par les licenciements et la baisse des salaires réels, et au détriment des entreprises les plus fragiles.
Redonnons donc ici quelques faits.
Le moment de la situation économique
Fondamentalement, la situation semble incertaine, hésitante, marquée par des éléments contradictoires, dont certains – importants – demeurent positifs.
C’est d’abord, depuis la crise de 2007-2009, une croissance réelle bien que modérée et inégale. Cette croissance semblerait devoir se maintenir selon l’OCDE, même si celle-ci abaisse un peu ses prévisions, les plus faibles depuis 2008 : la croissance mondiale serait de 2,9% en 2019 et de 3% en 2020.
Cela se traduit par des dividendes record : 513 milliards de dollars au deuxième trimestre 2019, ce qui équivaut à 1430 milliards de dollars pour l’année 2019. Les seules entreprises françaises, au deuxième (et décisif) trimestre, ont versé l’équivalent de 51 milliards de dollars de dividendes.
Cela se traduit aussi, dans certains pays, par une pénurie de travailleurs, ce qui met ces derniers dans une moins mauvaise situation pour tenter de préserver salaires et acquis sociaux (ou ce qui en reste).
Ainsi, en janvier 2019 encore, il y avait pénurie de travailleurs dans nombre de branches en Allemagne. Quant aux États-Unis, le taux de chômage y est historiquement bas. Le taux de chômage officiel (3,5%) a encore reculé en septembre, de 0,2%, et plus de 900 000 emplois nets ont été créés en 6 mois. Le 13 novembre, le président de la Réserve fédérale, résume : « L’économie américaine est désormais dans sa onzième année de croissance et les perspectives de base restent favorables ». Et pourtant…
Des signaux alarmants
Il faut d’abord noter que les dividendes remarquables distribués début 2019 correspondent essentiellement aux profits engrangés durant l’année précédente. Ils ne préjugent pas des profits de l’année en cours.
Quant à la pénurie de travailleurs en Allemagne, la situation semble en train de se retourner, au moins dans l’industrie automobile pour laquelle ce serait la « fin des années folles » : depuis le début de l’été, c’est une épidémie d’annonces faites par les entreprises qui mettent du personnel en chômage partiel (C’est, en Allemagne, un dispositif encadré et négocié). L’automobile, mais aussi d’autres secteurs sont touchés. En juin, 44 700 salariés sont en temps partiel dans 2000 entreprises. La hausse de ce nombre est en cours.
Or, l’industrie automobile allemande est largement tournée vers l’exportation, alors que les capacités de production mondiale sont largement excédentaires. De ce fait, avec un PIB en baisse de 0,2% au deuxième trimestre, et une hausse de 0,1% au troisième trimestre, l’économie allemande n’est pas brillante.
Quant à l’économie chinoise, deuxième économie de la planète, elle s’essouffle : sa croissance industrielle - 4% - est à son plus bas niveau depuis 17 ans. La cause en serait le conflit commercial avec les États-Unis, et le ralentissement de la demande mondiale, que le marché intérieur n’est pas à même de relayer. Résultat : en 2019, le commerce mondial n’a cru que de 1,5% en volume (3,8% en 2018), perdant 1,7% en valeur.
Des crises plus ou moins décennales
De manière assez classique, la crise de 2007-2008 avait été surmontée par des licenciements massifs, la baisse des salaires, le développement du travail précaire, notamment sur le modèle d’UBER et par la fermeture d’un certain nombre d’entreprises obsolètes. Ce n’est pas la seule raison : ont largement contribué à la reprise à partir de 2009, et à la prolongation de cette reprise, un certain nombre de mesures exceptionnelles, en particulier l’instauration de taux d’intérêts quasi nuls par les banques centrales : la BCE, la banque du Japon ont conservé depuis 2008 ces taux directeurs, la FED quant à elle les remontant un peu après 2015, avant de recommencer à les baisser à partir de juillet 2019.
Pire : alors même que l’économie américaine semblait en phase de croissance, le gouvernement de Trump en a brutalement remis une louche pour accroître les profits des entreprises : réforme fiscale et dérégulation se sont conjuguées avec un déficit budgétaire accru, comme s’il s’agissait de multiplier les mesures préventives afin de repousser le surgissement d’une nouvelle crise économique et financière, des mesures analogues à des drogues dont l’économie ne peut plus se passer et qui seront inefficaces quand la crise surgira. C’est ainsi que le déficit budgétaire américain atteint un niveau historique, proche des 1000 milliards de dollars, le double du niveau atteint à la fin de la présidence d’Obama, juste avant l’arrivée de Trump : c’est à ce prix que la croissance américaine se maintient, une croissance largement artificielle.