Des taux d’intérêts exceptionnellement bas
L’un des outils majeurs mis en œuvre à partir de 2008 pour surmonter la crise financière et économique fut la baisse brutale des taux d’intérêt décidée par les banques centrales. À l’ouverture de la crise, les principaux taux directeurs de la Réserve fédérale américaine (FED) et de la BCE - alors supérieurs à 4% - furent abaissés brutalement : 0,25% pour la FED ; 1% pour la BCE, cette dernière poursuivant la baisse par paliers jusqu’à quasi zéro en 2015. Quant à la Banque du Japon, dont les taux étaient déjà quasi nuls à l’ouverture de la crise, elle fit descendre ces taux en dessous de zéro à partir de 2014-2015, à moins 0,10%.
À partir de 2015, les niveaux vont peu à peu diverger jusqu’à l’été 2019 : ceux de la Banque Centrale Européenne tombent à 0%, ceux du Japon demeurent un peu en dessous, tandis que la FED, prudemment, remonte peu à peu les taux jusqu’à 2,5% en 2018 malgré les imprécations de Donald Trump.
À la mi-2019, nouvelle inflexion : redoutant un ralentissement économique prochain, la FED inverse le mouvement des taux, les ramenant d’abord à 2,25% en juillet. Puis 18 septembre la Réserve fédérale procède à une nouvelle baisse des taux directeurs d’un quart de point (dans une fourchette de 1,75 à 2%).
Il s’agit là d’une politique monétaire historiquement exceptionnelle, ultra expansionniste, dans les pays de l’OCDE depuis la crise de 2008-2009.
La liquidité offerte par les banques centrales a d’autant plus augmenté que la baisse des taux a été complétée par les politiques d’« assouplissement quantitatif » (« quantitative easing » aux États-Unis de 2008 à 2014, au Japon depuis 2013, dans la zone euro de 2015 à 2018) : les banques centrales rachètent en particulier des obligations émises par les États.
L’un des résultats de ces politiques est que le taux d’intérêt à 10 ans moyen sur l’ensemble des dettes publiques des pays de l’OCDE est passé de 3,9 % au second semestre 2008 à 0,8 % aujourd’hui (1,5 % aux États-Unis, – 0,2 % dans la zone euro, – 0,3 % au Japon).
On en arrive à des situations jamais vues : les banques qui doivent déposer auprès de la BCE les liquidités non prêtées à des clients se voient rétribuées « négativement » pour leurs dépôts, c’est-à-dire que la BCE taxe ces dépôts (à hauteur de 0,5%)
Critiques croissantes
La poursuite, ou la reprise, de ces politiques suscite des inquiétudes et des critiques croissantes, non seulement à cause des conséquences négatives qui en résultent mais parce que, pour nombre de financiers et d’économistes, la situation présente ne justifierait pas une telle médicamentation. Pire : cette dernière serait inopérante lorsque la crise surgira de nouveau. Ainsi, le remède est devenu une drogue dont on ne peut plus sevrer l’économie capitaliste mais dont l’efficacité décroît.
Ainsi le 18 septembre, lorsque la Réserve fédérale décide d’une nouvelle baisse des taux directeurs d’un quart de point, 3 des 10 banquiers centraux manifestent leur désaccord, deux d’entre eux étant partisans de ne pas changer le taux, et le 3e demandant… une hausse d’un demi point.
De fait, la décision paraît prise à contre temps : la FED prévoit en effet, pour 2019, une croissance de 2,2%, et de 2% pour 2020 avec un taux de chômage inférieur à 4% et une inflation de 1,9 à 2%. Tout se passe comme si la FED intervenait de manière préventive pour tenter (en vain) d’éviter le surgissement d’une crise dont il y a lieu de craindre qu’elle serait incontrôlable et de très grande ampleur.
Les mêmes critiques sont formulées quand, le 12 septembre, la BCE décide notamment de reprendre son programme d’achats d’obligations. Un tiers des membres du Conseil des gouverneurs se montrent hostiles à ces rachats ; Le patron de la Bundesbank et celui de la banque centrale néerlandaise critiquent publiquement les mesures adoptées, le néerlandais jugeant ce programme « disproportionné par rapport à la situation économique actuelle » et inefficace.
Ce sont ces critiques que Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis, reprend à son compte. Dans une note publiée le 17 septembre, il met en évidence treize effets pervers de ces taux bas sur l’économie..
Il s’inquiète en particulier du fait que les taux d’intérêts plus bas que les taux de croissance engendrent des bulles immobilières. Il observe aussi que la faiblesse du coût du crédit maintient artificiellement en vie des « entreprises zombies », peu compétitives : autrement dit, freine l’élimination du capital obsolète.
Mais ce faisant, Patrick Artus révèle la faille majeure de tout le dispositif actuel : si les taux d’intérêt venaient à remonter (ce qui se passe ordinairement quand la situation économique n’est pas mauvaise), un grand nombre d’ « entreprises zombies » s’effondreraient immédiatement, ce qui ouvrirait une crise majeure. En clair : la potion administrée au malade depuis 2008 ne peut plus lui être retirée, quelles qu’en soient les conséquences. Elle n’a servi qu’à reporter les échéances.