« Temps obscurs » - lecture
Dans l’ouvrage Temps obscurs, Matthieu Gallandier et Sébastien Ibo font une analyse matérialiste des mouvements fascistes et d’extrême droite, historiques et actuels, qui envisage la montée de l’extrême droite en Europe en termes de classes sociales. Les auteurs, par un texte simple et compréhensible par tous, se situent clairement du point de vue marxiste, montrant les causes et enjeux économiques de ces mouvements.
Alors que l’extrême droite vient d’arriver au pouvoir au Brésil, ce livre, bien qu’il traite de l’Europe, nous semble particulièrement utile pour en comprendre les enjeux et analyser les mécanismes. Cet article essaie de présenter les idées essentielles de ce livre.
Quelques éléments de contexte
La concurrence internationale pousse les capitalistes européens à aggraver les politiques d’austérité afin de restaurer les taux de profit au détriment des conditions de vie des travailleurs. Il s’agit d’augmenter la plus-value absolue en baissant les salaires directs et différés (sécurité sociale, retraite …)
La bourgeoisie ne peut plus tolérer les politiques de redistribution partielle, d’inspiration keynésienne que pratiquaient traditionnellement les gouvernements socio-démocrates qui sont contraints d’appliquer une politique d’austérité aussi franche que les gouvernements de la droite classique. De ce fait, la différence entre ces deux types de domination bourgeoise, réelle dans le passé, s’avère de plus en plus ténue au point d’en devenir indiscernable, les uns et les autres allant jusqu’à gouverner ensemble (Grèce, Allemagne…)
D’autres courants émergent : principalement ce que les auteurs appellent des sociaux-démocrates radicaux (Siryza, Die Linke, Corbin, Podemos, ou Front de Gauche –FI), et les courants d’extrême droite. Ces derniers sont de deux types : les grands partis électoraux xénophobes qui ambitionnent de gouverner, et les groupuscules fascistes, comme Aube Dorée en Grèce ou Secteur Droit en Ukraine. Ils ont en commun un projet politique de gestion nationaliste du capitalisme, masqué sous un vernis social.
Et quelques rappels d’histoire
L’arrivée au pouvoir des fascistes en Europe dans les années 1920 -1940 n’a pu se faire qu’avec la complicité active des classes dominantes pour contrer les menaces de révolution prolétarienne.
Les idées fascistes naissent lentement, à partir des idéologies d’extrême droite, mêlant à l’idéologie réactionnaire, des éléments de mobilisation de masse pour faire échec au mouvement ouvrier. A l’encontre des vieux courants essentiellement monarchistes, les fascistes renoncent à revendiquer le retour à l’ancien régime. Ils stigmatisent la démocratie parlementaire, jugée corrompue entre autres par les juifs, et prônent un régime autoritaire, basé sur un gouvernement de surhommes commandés par un chef charismatique.
Les groupes fascistes naissent au sortir de la Première Guerre mondiale à partir des milices anti-ouvrières. En Italie et en Allemagne, on assiste alors à une grande frustration, en même temps qu’une poussée révolutionnaire du prolétariat. Ces milices servent d’auxiliaires aux classes dominantes pour réprimer la lutte de classe. Financées par la bourgeoisie afin d’écraser les mouvements révolutionnaires, elles sont responsables de l’assassinat de Liebknecht et Rosa Luxembourg en 1919 avec la complicité du gouvernement social-démocrate.
Ce qui distingue le fascisme des autres dictatures d’extrême droite, c’est sa capacité à mobiliser les masses : marches, manifestations, meetings et aussi de bons résultats électoraux. L’objectif des fascistes est de contrôler les masses et d’écraser les opposants. Aussi la propagande occupe une place essentielle, mais aussi l’encadrement des jeunes et des travailleurs. Le racisme et en particulier l’antisémitisme jouent un rôle déterminant pour gagner l’adhésion populaire contre un prétendu « ennemi de l’intérieur ». C’est la fonction principale de l’antisémitisme qui sur fond de théorie du complot (les juifs sont des capitalistes, ils favorisent le communisme…) fournit des boucs émissaires aux maux de la population.
Mais pour qu’un état fasciste se mette en place, il est indispensable que le grand capital lui apporte son soutien. C’est ce qui s’est passé, tant en Italie qu’en Allemagne. Sans le soutien de la bourgeoisie ils n’auraient pu parvenir au pouvoir. En particulier, ils ont le soutien de l’armée que séduisent les perspectives de relance d’une politique impérialiste qui permet aux bourgeoisies des pays fascistes d’acquérir de nouveaux marchés.
Une fois installé, le pouvoir fasciste applique une politique ultra libérale de gestion du capital sur des bases nationales (interdiction des syndicats, baisses des salaires…), couplée à une politique de répression tous azimuts à l’égard des militants ouvriers, mais aussi envers les groupes désignés comme « ennemis intérieurs » : juifs, tziganes…
Il est ainsi amené à se débarrasser de son discours antérieur faussement social qui lui avait attiré des militants issus des couches populaires, et de purger ses rangs des militants recrutés sur ces bases : c’est le sens de la nuit des long couteaux en 1934 en Allemagne qui écrase dans le sang les SA qui réclamaient une « révolution sociale ».
En résumé, le fascisme qui se développe en période de crise économique et politique ne peut se mettre en place qu’avec le soutien du grand capital qui l’installe au pouvoir par crainte d’une insurrection prolétarienne. Une fois au pouvoir la politique de l’État fasciste c’est : une gestion du capital sur des bases nationales. Une dictature « acceptée » par le recours à l’existence d’un « ennemi intérieur » (communistes, juifs, homosexuels…). Une politique impérialiste pour reconquérir des parts de marché.
L’extrême droite aujourd’hui
De nos jours, nous assistons, en France et en Europe, à une forte poussée des mouvements d’extrême droite, sur fond de grave crise économique et de politique d’austérité que les mouvements sociaux n’ont pour l’instant pas réussi à stopper. Aussi est-il légitime de se poser la question : Le fascisme est-il de retour ?
Les groupes d’extrême droite sont de deux sortes : des groupuscules clairement fascistes qui s’agitent ; des grands partis d’extrême droite xénophobes.
Il est utile de mentionner aussi les partis islamistes dont l’idéologie réactionnaire, issue d’un courant salafiste minoritaire, le takfirisme, peut légitimement être comparée au fascisme. Les méthodes de ces groupes au Maghreb et au moyen orient sont tout à fait comparables à celles des groupes fascistes européens. Par contre en Europe, ils ne disposent pas de milices, et n’ont aucune autonomie.
En Europe, quels sont les points communs entre l’extrême droite et le fascisme historique ?
Si les groupuscules qui font référence à l’idéologie nazi, et forment des milices qui s’en prennent aux militants, aux immigrés, aux homosexuels…, sont clairement fascistes, la question est plus complexe en ce qui concerne les grands partis d’extrême droite, comme par exemple le FN (désormais appelé Rassemblement national). En effet, ces derniers ne forment pas de milices, ont abandonné les références historiques, ne sont pas officiellement racistes, mais leur projet et leur rhétorique les rapprochent du fascisme historique, le musulman ayant remplacé le juif et le communiste dans le rôle de l’ennemi intérieur.
Dans le discours du FN, la part belle est faite à la théorie du « Grand remplacement », les musulmans étant sensés nous envahir par le biais des immigrés dans le but de remplacer les populations européennes « de souche », chrétiennes. Il s’agit donc pour ces partis d’épurer le prolétariat en en supprimant une partie. Cet objectif fait appel à la théorie du « club de golf » qui affirme que les biens et services communs d’un groupe donné ne sont plus accessibles si ce groupe est soit trop petit (coût individuel trop élevé) soit trop important (infrastructures saturées). Les immigrés utilisent notre système de santé, de retraite, de chômage… Et il ne reste plus rien pour autres. Il faut donc les éliminer pour retrouver un niveau de vie agréable. Cette rhétorique, à la différence de celle du fascisme historique, fait appel aux intérêts économiques des personnes qu’elle influence, puisqu’elle prétend revaloriser le prolétariat par des propositions économiques faussement sociales qui s’appuient sur la préférence nationale. Mais leur programme économique n’est rien d’autre que la défense du capitalisme sur des bases nationales, faisant appel au protectionnisme, ce qui plait aux petites entreprises qui subissent la concurrence internationale.
L’héritage fasciste est bien visible : l’antisémitisme de Soral et Dieudonné (proches du FN, bien que dans un groupe distinct) côtoie l’islamophobie du FN, le tout sur fond de théorie du complot.
Le pinkwashing (peindre en rose les vieilles lunes réactionnaires) permet au FN d’afficher un féminisme de façade et d’affirmer que le danger pour la liberté des femmes c’est l’Islam, tout en prônant un patriarcat réel, l’extrême droite étant tout sauf féministe. Idem avec la laïcité, dont l’ennemi est censé être l’Islam, et les musulmans, alors que l’extrême droite ne perd pas une occasion de défendre les racines « chrétiennes » de l’Europe.
Les territoires de l’extrême droite
Ancrage local :
Le FN a tiré les leçons du passé. Désormais les municipalités se maintiennent grâce à une propagande agressive autant que mensongère.
À Hénin-Beaumont, le maire se prétend moderne et modéré, parle de lutte contre les discriminations, pour la démocratie participative, mais en réalité pratique une politique d’austérité, prend des arrêtés anti-mendicité, ferme un quartier résidentiel et permet une milice.
À Béziers, c’est une communication outrancière, anti réfugiés, contre les kébabs, annonçant la création d’une milice municipale, généralement non suivie d’effet, et une politique réellement antisociale qui est mise en place.
L’extrême droite prône le retour à la terre, se réclame des valeurs régionales opposées à celles des immigrés (par exemple le slogan niçois : « la socca oui, le kebab non ») et même s’insère dans les AMAP et épiceries bio, voire en crée. C’est la défense de la petite patrie et de la grande patrie.
Le FN participe activement aux milices dites citoyennes, bien qu’elles ne soient pas toutes fascistes.
International :
Les différents groupes d’extrême droite en Europe partagent une ligne souverainiste, souvent anti-union européenne, anti immigration, basée sur une gestion nationaliste du capitalisme. À noter que bien que les populistes de gauche aient une orientation sensiblement différente, le « souverainisme » de gauche a de quoi prêter à confusion.
Ils partagent aussi, à l’exception notoire de l’extrême droite ukrainienne, un soutien appuyé à Poutine et à sa politique nationaliste, anti-américaine, et impérialiste.
Le numérique :
L’extrême droite a mis en place une vraie stratégie de diffusion de ses idées sur les réseaux sociaux, en partie parce qu’elle peine à recruter des militants réels et à organiser des rassemblements. Cette politique, par son mélange de vraie propagande et de fake news relayées, et reprises sur divers sites, par la saturation de sites ordinaires (journaux …) de commentaires provenant le plus souvent par de faux internautes (par exemple de faux commentaires de « racailles » dans le but de provoquer des réactions racistes), a acquis un poids important sur internet et permet la diffusion des idées de l’extrême droite dans la société.
Le danger fasciste ?
Bien que le l’extrême droite ne soit pas encore aux portes du pouvoir, notamment parce que la bourgeoisie n’a pas choisi le fascisme, il convient de ne pas en minimiser les dangers, afin de la combattre efficacement.
Les groupuscules fascistes ont une influence très minoritaire, car leurs méthodes violentes, les slogans nazis éloignent d’eux les populations. Seuls 2 de ces groupes ont une certaine audience : Aube dorée en Grèce (7% aux élections de 2015), et Jobbik en Hongrie (20%), mais ils sont loin d’une possible prise du pouvoir politique.
Néanmoins ils constituent un danger, parce qu’ils terrorisent les militants, les minorités LGBTI, les immigrés…, parce qu’ils noyautent les mouvements sociaux de droite, tels la manif pour tous et les partis d’extrême droite. Il convient donc de ne pas leur laisser prendre la rue.
Les partis d’extrême droite ont, eux, une profonde influence dans la vie politique. Leurs idées se répandent et sont reprises par d’autres. Ainsi le FN avec les thèmes de l‘insécurité, du voile musulman, qui assimile les maghrébins à l’islam, du refus de l’assistanat, de l’identité nationale.
La plupart des grands partis d’extrême droite ont renoncé à la violence de rue, ce qui les différencie du fascisme historique, et optent pour une stratégie de dédiabolisation et d’alliance avec la droite classique, comme en Autriche. Mais pour qu’ils parviennent au pouvoir, il faudrait l’accord de la grande bourgeoisie, et la nécessité d’un régime autoritaire pour garantir l’ordre social. Mais, dans l’hypothèse de fortes luttes sociales qui menacent l’ordre établi, la bourgeoisie peut faire ce choix.
L’antifascisme ?
Le fascisme est une forme particulière de domination du capitalisme qui doit être combattue en tant que telle. Dans le passé les politiques de Front populaire et « Front de classe » (ex. KPD en Allemagne) ont échoué : Le KPD qualifiait le SPD de social fasciste et laissait le champ libre aux nazis. En France le gouvernement du front populaire refusait d’aider la république espagnole, puis les députés de Front Populaire votaient les pleins pouvoirs à Pétain.
De nos jours, il faut éviter :
– De se noyer dans des alliances qui se situent dans le cadre de la légalité bourgeoise, visant à réunir toutes les forces « républicaines » car on aboutit à légitimer des forces clairement capitalistes, et le rôle de l’état bourgeois, à refuser toute critique du capitalisme, et à délégitimer la violence de classe.
– De s’enfermer dans le folklore militant des « antifa » qui, bien qu’ils donnent une visibilité à la lutte antifasciste, en éloignent, entre autres par leur look, les ouvriers et les habitants des quartiers populaires.
– De suivre, et en particulier en France la politique du PS, qui joue un rôle trouble dans le combat par rapport au FN : décrédibilisé par sa politique, il a utilisé le FN pour se maintenir au pouvoir car un FN fort affaiblit la droite traditionnelle, si elle ne s’allie pas à ce dernier. D’où d’un côté la nécessité d’un FN fort et de l’autre une diabolisation du FN pour éviter que la droite s’allie avec lui. Cette politique s’est retournée contre le PS en 2002, avec l’arrivée de J-M Le Pen au 2e tour.
Ce qui est essentiel, c’est de mettre en œuvre un antifascisme de classe. Le fascisme est un outil pour tromper les masses afin d’appliquer une gestion nationale du capital. Pour le contrer, il ne faut pas seulement combattre ses aspects autoritaires et racistes, mais se positionner en tant que membres de la classe dominée opposés au capitalisme, ce qui implique de déconstruire le discours faussement social des fascistes et les dénoncer pour ce qu’ils sont : des alliés du capitalisme en temps de crise.
Il faut surtout ne pas séparer la lutte antifasciste de l’ensemble des luttes sociales. Ainsi l’émergence de forts mouvements sociaux, comme en France le mouvement contre la loi travail, relègue au second plan les thématiques de l’extrême droite.
Il faut un antifascisme de masse, visant l’ensemble des classes populaires, et surtout ne pas rester dans l’entre soi militant, et un antifascisme de rue. Ne pas laisser la rue à l’extrême droite, développer des actions d’auto-défense par rapport aux agressions de l’extrême droite.
« Sauvons-nous nous-mêmes ».
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TEMPS OBSCURS, Matthieu Gallandier et Sébastien Ibo (éditions Acratie)