AfD et xénophobie en Allemagne
Suite aux élections du 24 septembre 2017, en Allemagne, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) est entrée au Bundestag avec 92 députés et 12,6% des voix. La presse considère qu’il s’agit d’une rupture, d’un tournant majeur dans l’histoire de la République fédérale allemande. Mais à l’échelle de l’Europe, il faut constater que les pays voisins de l’Allemagne sont confrontés depuis plus longtemps à la montée de mouvements xénophobes.
Il convient cependant d’étudier précisément dans quelle situation particulière s’effectue cette entrée de près d’une centaine de députés de l’AfD au Bundestag.
Création et évolution de l’AfD
Jusqu’au début des années 2000, il y avait peu d’opposition en Allemagne à l’intégration dans l’Union européenne. Rappelons que la mise en place de l’Union européenne s’est largement effectuée aux conditions de la bourgeoisie allemande.
La création de l’AfD à Berlin en 2013 a été précédée par l’action d’un groupe d’économistes qui, dès 2005, demandaient un repli sur une politique nationaliste et une baisse des salaires afin de maintenir les capacités concurrentielles de l’Allemagne à un moment où le prolétariat allemand avait engagé le combat contre les réformes Harzt et l’Agenda 2010 du chancelier SPD Schröder.
C’est sur cet arrière plan qu’en 2013, Bernard Lucke, économiste et député CDU au Parlement européen, lançait l’AfD sur un programme d’opposition à l’euro et surtout aux contributions de l’Allemagne à l’Union européenne (pour le retour au Deutschemark). Avec la crise grecque en 2014-2015, cette orientation se durcit : « On ne peut pas et doit pas payer pour les autres » ; l’Allemagne ne doit pas payer pour les « fainéants grecs ».
En 2014, pour les élections européennes, une personnalité de poids s’y rallie en la personne de Hans-Olaf Henkel, ancien président de 1995 à 2000 de la Confédération patronale allemande (BDI), puis président de la société de recherche Leibniz-Gemeinschaft. Après ces élections européennes en 2014, dans lesquelles l’AfD marque une lente progression, a lieu un long débat sur l’orientation et la direction du parti qui provoque le départ de son fondateur et de Hans-Olaf Henkel au profit de la tendance menée par Frauke Petry.
En 2015, l’Allemagne a accueilli un million de réfugiés et une bonne partie de la population manifeste sa solidarité. Avec l’arrivée de Frauke Petry à sa tête, en juillet, l’AfD devient un parti xénophobe avec la volonté d’élargir ainsi son audience. L’AfD cherche dès lors, dans la crise migratoire de 2015, à mobiliser autour d’elle les sympathisants du mouvement Pegida lancé en octobre 2014 à Dresde par Lutz Bachmann. Pediga est un mouvement au caractère ouvertement xénophobe, antimusulman, antidémocratique, tout en prétendant se réclamer de la tradition des manifestations du lundi, manifestations à caractère démocratique menées en 1989 dans l’ex RDA pour la chute du mur et la réunification de l’Allemagne.
Frauke Petry développe ses positions anti-immigration et anti-islam et, en 2016, l’AfD remporte des succès électoraux dans les lands de l’est.
Mais en avril 2017, au congrès de Cologne, apparaissent de nouvelles divisions alors que l’AfD connait une chute dans les intentions de vote. Une aile, marquée par un discours xénophobe, affirme le nationalisme allemand et veut se démarquer des autres partis politiques. L’autre aile envisage plutôt des alliances avec la droite (CDU et CSU). Au lendemain des élections de septembre 2017, Frauke Petry (élue au Bundestag) démissionne du parti.
En décembre, à Hanovre, le parti se dote d’un duo de dirigeants ou « porte-parole fédéraux », encore plus à droite avec Jörg Meuthen et Alexander Gauland qui prônent le refus de la « repentance » allemande pour les crimes nazis. Leur but est désormais de « faire la chasse » à Angela Merkel.
Aux élections fédérales de septembre 2017, l’AfD obtient plus de 22% des voix dans la partie est de l’Allemagne (entre 20 et 30% selon les Länder), soit bien davantage que son résultat au niveau national (12,6%). Comment l’expliquer ?
Emprise de l’AfD à l’est
Depuis 1990, les régions de l’ex RDA ont perdu près de trois millions d’habitants du fait de la migration vers l’ouest. Dans les länder de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale et de Saxe, la population a baissé de 16% entre 1990 et 2015, alors que la Bavière voyait la sienne s’accroître de 13%. Le land de Mecklenburg-Poméranie-Occidentale est aujourd’hui le moins peuplé du pays (il rassemble 1,6 millions d’habitants avec une densité de 69 habitants par kilomètre carré pour 233 dans l’ensemble du pays).
Dans les villes de ce land comme à Gallin-Kuppentin il n’y plus de crèche, ni d’école, ni de lycée, les services publics sont absents. L’une des causes de ce vide tient à la réforme territoriale de 2011 : pour faire des économies, la fusion des cantons a donné naissance à des espaces géants, et supprimé nombre d’emplois administratifs. La ville d’Anklam a ainsi perdu son tribunal, son lycée professionnel. « Ces dernières années, la politique communale dans la région s’est essentiellement résumée à gérer la décroissance (…). Il fallait tout déconstruire », raconte un élu de la CDU.
Plus d’un quart de siècle après la réunification, les habitants des régions orientales gagnent environ 25% de moins que ceux de l’Ouest. Ils sont considérés comme les travailleurs les plus pauvres du pays. Et dans les zones les plus à l’est du land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, près de la frontière polonaise, le chômage dépasse 10% (contre 8,8 % dans l’ensemble de la région et moins de 5,5 % dans le pays).
C’est ainsi qu’à l’est de l’Allemagne, l’AfD a récolté 20 % des voix en 2016. Son score montait à 26, ou 27%, voire 32 % dans les circonscriptions les plus à l’est. Et aux législatives de 2017, elle a obtenu 22% en Mecklenburg-Poméranie-Occidentale contre 12,6% dans l’ensemble du pays. Ce Land, fief politique de Merkel depuis 1990, est gouverné depuis 10 ans par une coalition CDU-SPD.
Mais c’est en Saxe que l’AfD obtient ses scores le plus importants. C’est dans ce Land que fleurissent depuis plusieurs années des mouvements xénophobes comme Pediga (1). Ainsi, à Chemnitz (ancienne Karl-Marx-Stadt) l’AfD et Pediga se sont saisis d’un homicide dont l’auteur suspecté est un demandeur d’asile, pour manifester contre les migrants. En réponse, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté contre la xénophobie à Chemnitz depuis fin août. Et à Hambourg, le 29 septembre, un gigantesque défilé a regroupé 30 000 manifestants. Parmi les mots d’ordres on pouvait lire sur des banderoles de lycéens, « Notre classe ne connaît pas les étrangers » ou ailleurs, « Les femmes contre l’AfD », « Pour une société libre et ouverte - contre l’exclusion, solidarité ! »...
De « L’Agenda 2010 » de Schröder aux coalitions SPD-CDU/CSU
En 1998, c’est pour mettre un terme à l’offensive engagée, dans les années quatre-vingt-dix, par le gouvernement CDU-CSU du chancelier Elmut Köhl (« Kohl the knife », « Kohl le couteau », ainsi que le qualifiait le journal financier anglais The Economist en 1997) que le prolétariat allemand avait porté au pouvoir une majorité du SPD. Contre la volonté exprimée en 1998 par le vote ouvrier, puis à nouveau en septembre 2002, le chancelier SPD Gerhard Schröder avait constitué un gouvernement bourgeois, associant le SPD et les Verts (gouvernement de « petite coalition »).
En 2003, appuyé sur le rapport de la commission Harz (à laquelle avaient participé les dirigeants syndicaux), Schröder engageait « la plus importante réforme du marché du travail de l’histoire de la République fédérale ».
Malgré la résistance qui s’est exprimée à l’intérieur du SPD et en dépit des mobilisations importantes des travailleurs (notamment dans la métallurgie), Schröder a pu faire voter son plan. Il s’est notamment appuyé sur la politique de l’appareil syndical (IG-Metall, DGB) qui réclamait des concertations, refusait de mettre en cause le gouvernement de Schröder. Et de concert avec l’appareil syndical, Lafontaine qui dirigeait l’opposition interne au SPD a chapeauté la résistance, la conduisant à l’impasse.
Le « paquet de réformes » Schröder a mis en cause nombre d’acquis historiques du prolétariat allemand : attaques contre l’assurance maladie avec le déremboursement de nombreux soins, et la diminution des cotisations sociales, etc. ; coups portés à l’assurance chômage, conduisant à l’explosion des petits boulots, à la flexibilité, et à la multiplication des « travailleurs pauvres »(2) ; attaques contre les retraites, avec la diminution des pensions, le départ à 67 ans ; suppression des freins aux licenciements...
Cette politique a été confortée sous les mandats d’Angela Merkel avec la participation du SPD aux trois « grandes coalitions » (GroKo) avec la CDU/CSU (2005-2009, puis 2013-2018 et depuis 2018).
Cette politique du SPD et de l’appareil syndical a conduit à désarmer les mobilisations et à boucher toute perspective politique.
Diviser le prolétariat, désarmer les combats de classe
« Ils nous volent nos logements, nos emplois », tel est le discours xénophobe que développe l’AfD depuis 2015, demandant le refoulement massif des exilés aux frontières (son aile la plus extrémiste demande même de tirer sur les réfugiés, d’expulser le maximum de ceux qui sont là).
Dans ce pays qui comporte aujourd’hui une grande masse de travailleurs précaires, où la menace de perte d’emploi et de chute dans la précarité touche nombre de secteurs, cette campagne xénophobe vise à diviser les travailleurs et à détourner l’attention. « L’ennemi » serait le réfugié et non pas le gouvernement au service du capital. Et cela alors qu’à l’est de l’Allemagne, on trouve peu de migrants et très peu de réfugiés.
Ce discours entre d’ailleurs en cohérence avec la politique du gouvernement Merkel de grande coalition, qu’il s’agisse de la « solution nationale » du ministre de l’Intérieur Horst Seehofer (CSU), qui veut refouler les réfugiés déjà enregistrés à la frontière allemande, comme de la « solution européenne » d’Angela Merkel (CDU), qui consiste à externaliser de plus en plus les contrôles aux frontières, accordant des subventions aux dictatures telles que celle du Soudan, de la Libye, du Tchad, du Niger, etc. Le résultat, c’est la construction de véritables camps de concentration en Afrique du Nord et en Europe, et la déportation de centaines de milliers de personnes…
Comme l’Italie, l’Allemagne finance ses propres groupes d’armement (Hensoldt, Airbus et Rheinmetall) afin de soutenir des programmes de sécurisation des frontières.
Et « la Commission européenne propose d’augmenter à 10 000 le nombre de personnes employées par FRONTEX d’ici 2020 et son budget à 1,3 milliard pour la période 2019-2020 (…) L’agence jouera un rôle central et sans précédent dans la préparation des décisions des États membres concernant le retour et la conduite des expulsions entre/depuis des pays « tiers » sans prérogatives claires ». (Communiqué Frontexit 11 /10/2018)
(3)
Dans le même temps, le gouvernement fédéral prépare une nouvelle loi d’immigration choisie pour répondre aux besoins du patronat (en juillet 2018, il y avait plus de 800 000 postes vacants dans tout le pays). Les facteurs déterminants pour être autorisé à immigrer seront les qualifications professionnelles, l’âge et les compétences. Et le même texte envisage que les demandeurs d’asile déboutés puissent être expulsés même s’ils ont déjà trouvé un emploi ! La loi Macron-Collomb votée en France cet été fait des émules outre-Rhin.
Le nombre d’arrivées de réfugiés en Europe s’est effondré (il a été divisé par cinq depuis 2015 selon l’OIM), à cause des dispositifs sécuritaires aux frontières et à la coopération sans limite avec des pays où les violations des droits sont légion. Mais comme en France, cette politique ouvre la voie à la campagne de l’AfD qui radicalise sa politique de chasse aux exilés.
En Bavière, la CSU a renforcé son discours anti-immigrés :
la seule différence avec la CDU concerne la meilleure façon d’organiser et d’appliquer des mesures anti-réfugié. Et aux élections du 14 octobre, cette politique a profité à l’AfD.
Quant au SPD, attaché à la Groko, il s’aligne de plus en plus sur la politique de fermeture des frontières et de renforcement des expulsions.
Ce faisant, le SPD ne peut que conforter la politique de l’AfD et préparer sa propre destruction.
On doit donc suivre avec intérêt l’affirmation d’une résistance à l’intérieur du SPD à cette politique. Cette résistance s’exprime notamment par les déclarations de Kevin Kühnert, responsable des Jussos, lequel est en particulier hostile à l’alliance avec la CDU. Certes Kevin Kühnert défend des positions « réformistes », mais il milite en faveur de la rupture du SPD avec la grande coalition. Imposer cette rupture du SPD avec la CDU/CSU serait un point d’appui au combat classe contre classe, combat indispensable pour la défense des intérêts du prolétariat allemand et de la jeunesse.
(1) Pediga : Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes », (Les Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident), a été lancé le 20 octobre 2014, à Dresde par Lutz Bachmann, un repris de justice. Dans les discours, sont demandés et exprimés la prévention contre « l’islamisation de l’Occident » et le désir de « préservation et [...] la protection de notre identité allemande ».
(2) Cf. l’article dans le n° 32 de L’insurgé : Une société de plein emploi… précaire
(3) Fontexit : La course effrénée au renforcement de FRONTEX
Illustrations : pancartes et photos de manifestations en Allemagne
S’unir pour un monde libéré des frontières