Le système beveridgien…
pour détruire les fondements de la sécurité sociale
Parmi les attaques conduites par Macron et son gouvernement, il y a une nouvelle et forte augmentation de la CSG, qui frappera les salariés et les retraités. Sur ce point, toute l’attention des médias se focalise sur le fait de savoir dans quelle mesure cette hausse d’impôt – la CSG – sera ou non compensée par une hausse des salaires nets résultant d’une baisse des cotisations sociales. Cette focalisation masque l’essentiel : ce « transfert » de ressources pour financer la protection sociale s’inscrit dans un objectif : détruire les bases même de la Sécurité sociale en visant l’instauration d’un système beveridgien, sur le modèle britannique.
Une interview
Dans une récente interview donnée au Point, Macron rappelle son objectif concernant le financement de la Sécurité sociale. Il veut, dit-il, « une fiscalité qui récompense mieux le travail. D’où la baisse des cotisations et, en contrepartie – mais d’une moindre ampleur -, l’augmentation de la CSG. ». L’escroquerie langagière est ici assez classique, qui consiste à considérer que les cotisations sociales (patronales et salariales) relèveraient de la fiscalité, alors qu’en réalité ces cotisations sont une part du salaire, la part mutualisée de ce salaire, de la valeur produite par le salarié.
Macron a donc décidé de s’attaquer, pour commencer, à l’assurance maladie et à l’assurance chômage. Les retraites feront l’objet d’une autre réforme. En bon sophiste, il lui faut maquiller ce hold-up sur les salaires, en avançant n’importe quel argument : « Du reste, la maladie et le chômage ne sont en effet plus des risques personnels ». (Ils l’étaient donc avant mais ne le seraient plus désormais ?…). « Ce sont des risques sociétaux qui justifient la solidarité nationale. Il faut donc les financer par l’impôt, la CSG, et non par des cotisations sur le travail ». Le tour de passe - passe est complet. Mais, n’en déplaise à Macron, les cotisations sociales ne sont pas des cotisations « sur » le travail mais une part du salaire dû aux travailleurs, pour leurs besoins et non pour ceux de la société « en général », laquelle inclut par exemple les notaires et les prêtres…
C’est ce système de salaire mutualisé que Macron veut disloquer. Pour cela, il combine deux moyens : remplacer une part des cotisations sociales par l’impôt et organiser la confusion entre travailleurs salariés et travailleurs indépendants (catégorie fourre-tout dans laquelle on trouve aussi bien des commerçants que des auto-entrepreneurs qui sont des salariés déguisés, sur-exploités) : « nous supprimons donc 3,15 points de cotisations sur les salaires pour les transférer sur la CSG. Ce sera un gain de pouvoir d’achat pour tous les salariés et les indépendants ».
Pour les salariés, l’astuce consiste à faire croire que le salaire augmente alors qu’il s’agit d’un transfert de cotisation vers le salaire net, dans le cadre du salaire brut, lequel n’augmente pas. Et ce gain apparent sera effacé par la hausse de la CSG. Quant aux retraités, Macron ne masque pas le fait qu’au moins 60% des retraités seront perdants nets puisque la hausse de la CSG ne sera pas compensée par un jeu d’écriture sur les cotisations : ceux qu’il appelle sans rire « les 60% de retraités les plus aisés », (formule qui revient à dire que 100% des retraités sont aisés, certains « plus » et d’autres « moins »).
Cette dernière mesure, Macron tente de la faire passer en cherchant à opposer les jeunes aux salariés retraités : « les pauvres d’aujourd’hui sont souvent moins les retraités que les jeunes. Je leur demande donc, pour les plus aisés, un effort ».
Outre le fait que personne n’a entendu Macron demander un « effort » à la bourgeoisie, aux patrons, actionnaires et détenteurs de capitaux, chaque salarié pourra déguster la formule suivante : « l’effort » demandé aux retraités « permet de récompenser (sic) le travail » : le salaire comme « récompense » du travail des exploités, il fallait oser !
L’objectif de cette mesure ? « Cela permettra également de répondre à notre problème de compétitivité du travail » : en clair, baisser la valeur de la force de travail pour défendre ses parts de marché, dans une Europe ouverte dont se réclame Macron.
Mais plus encore, il s’agit là d’une étape qui s’inscrit dans un objectif global.
Les journalistes du Point ne s’y sont pas trompés, et posent donc la question : « vous voulez donc passer du modèle d’assurance sociale dit ’bismarckien’ financé par des cotisations, au modèle de solidarité via l’impôt, dit ’beveridgien’ »…
La réponse tient en un mot : « Absolument ».
C’est là une clef pour comprendre l’offensive contre la Sécurité sociale.
Rappel : modèle « bismarckien » et modèle « beveridgien »
Il est d’usage, en particulier dans la prose de l’administration, à l’EN3S par exemple (École nationale supérieure de la sécurité sociale), et dans les sphères gouvernementales, de classifier les différents systèmes de protection sociale en les rattachant à deux modèles, l’un qualifié de bismarckien et l’autre de beveridgien. Selon cette typologie, le système français est tantôt considéré comme relevant du modèle bismarckien, tantôt comme « mixte » (c’est ce que fait G. Nezoni, directeur de la formation à l’EN3S).
Cette typologie – réduite le plus souvent à des comparaisons « techniques » entre deux systèmes de conceptions différentes – tend à négliger que chaque système est le produit – historiquement daté – de la lutte des classes, et évolue en fonction des rapports de force entre les classes.
On masque ainsi les enjeux sociaux et politiques et on ne comprend guère les objectifs des réformes successives, de Macron en particulier.
Le système allemand, dit « bismarckien »
Le système mis en œuvre par le chancelier allemand Bismarck est le plus ancien des deux archétypes : trois lois clés (la première en 1883) en posent les fondements, organisant la protection sociale pour les risques de maladie, les accidents du travail et la vieillesse et invalidité.
Ce n’est pas la fibre « sociale » du chancelier allemand qui motive cette politique mais la nécessité de faire face à un mouvement ouvrier qui se développe « dangereusement » tant sur le terrain syndical que politique. C’est une véritable guerre que mène le chancelier contre les organisations ouvrières, à coups de lois antisocialistes (de 1878 à 1890), d’interdictions, de licenciements et d’emprisonnements. Parallèlement, pour calmer les revendications ouvrières, il institutionnalise un système national de protection sociale, jusqu’alors plus ou moins assuré par de nombreuses « caisses de secours ».
Première caractéristique : ce système concerne les travailleurs salariés, au moins jusqu’à un certain niveau (les salariés jugés les plus aisés ne sont pas couverts). Ces assurances sociales sont obligatoires.
Son mode de financement est lié au travail salarié : par des cotisations sociales payées pour une part par le salarié et pour une autre part par le patron (en fait, les deux cotisations sont financées par le travail du salarié).
Les cotisations sont proportionnelles aux salaires, et les prestations (compensations de salaires en cas de congé maladie) sont proportionnelles.
Cette protection est gérée par les employeurs et les salariés (par leurs représentants).
Ce système sera ensuite étendu à d’autres catégories, comme les étudiants, et à des risques non couverts dans un premier temps.
Le système beveridgien
C’est en 1942, en pleine guerre, que l’économiste William Beveridge, est chargé par le gouvernement britannique de concevoir un système national d’assurance maladie remplaçant les divers dispositifs alors existants.
Ce projet ne peut être séparé de la situation politique qui prévaut alors : en pleine guerre contre l’impérialisme allemand, l’impérialisme anglais a besoin de conforter tout ce qui contribue à l’union nationale au Royaume-Uni. Il ne s’agit donc pas de concéder un système de protection sociale propre à la classe ouvrière mais de bâtir un système concernant tout le « peuple ».
Les bases en sont donc les suivantes : l’ensemble de la population est couvert pour l’ensemble des risques (principe d’universalité) ; le financement est assuré par l’impôt, non par des cotisations sociales.
Dans ce dispositif, la perte éventuelle de revenus est compensée, mais sur une base uniforme et non pas proportionnelle : une sorte de minimum vital.
Corrélativement, l’ensemble du système est géré, nationalement, par l’État.
C’est à partir de 1945 que ce système commence à être mis en place, par un gouvernement travailliste.
La Sécurité sociale française
Dans le jargon des technocrates, le système « bismarckien » relèverait d’une logique assurantielle car les prestations sont versées aux personnes qui se sont assurées contre les risques de maladie (ou de chômage), par opposition au système beveridgien dont la logique serait une logique assistancielle car les prestations sont versées à toute personne qui en a besoin. Ce langage vise à évacuer soigneusement la notion de « salaire mutualisé, indirect » pour le premier système et, pour ce qui concerne le second, gomme même l’idée qu’une loi sociale et un budget de protection sociale aient pu être imposés à l’État : ce ne serait que de l’assistanat…
La Sécurité sociale française est créée à la fin de la guerre, dans une situation où une vague révolutionnaire menaçait en Europe. C’est une concession majeure faite par la bourgeoisie face à cette menace : la bourgeoisie ne recule vraiment que quand elle craint de tout perdre.
Cette Sécurité sociale relève essentiellement, dans ses principes fondateurs, du modèle allemand fondé sur les cotisations sociales. Ces cotisations sont une part mutualisée du salaire : cela est vrai pour la cotisation dite salariale (qui est une part du salaire brut) mais aussi pour la cotisation patronale (on parle de salaire super brut pour l’ensemble : salaire net + les deux cotisations).
En dépit des coups qui ont été portés à ce système de financement (avec la multiplication des exonérations de cotisations patronales et l’instauration de la CSG à partir de 1991), le financement est encore majoritairement assuré par les cotisations (à plus de 60% en 2013). C’est cela que veut faire disparaître Macron.
Ce système doit, à l’origine, bénéficier à ceux qui le financent - les salariés – ainsi qu’à leur famille et aux retraités.
Mais, en ce qui concerne les allocations familiales, celles-ci profitent à toutes les classes sociales… car il y a un accord entre les forces bourgeoises et les partis « ouvriers » (PCF et SFIO) pour encourager une politique nataliste jugée nécessaire au rétablissement de l’impérialisme français. L’autonomie des caisses d’allocations familiales au sein de la Sécurité sociale est consacrée par la loi du 21 février 1949.
De même, le niveau de remplacement des salaires (maladie, retraites du secteur privé) est plafonné ; Cela conduit au développement d’un système d’assurances complémentaires, généralement des mutuelles ; la création, en 1947, de l’Association générale des institutions de retraite des cadres – AGIRC – en est l’un des principaux exemples.
Par contre, on peut considérer que la mise en place, en 1958, de l’assurance chômage est une extension du système de la Sécurité sociale (financée par des cotisations sociales, réservée aux salariés privés d’emploi et gérée paritairement) même si elle est organisée en dehors de la Sécurité sociale.
Qui finance et comment ?
Depuis l’instauration de ces systèmes de protection sociale, il y a eu de fortes modifications. En général au détriment des salariés.
Au Royaume-Uni, c’est toujours le modèle fondateur qui prévaut : l’impôt finance le service national de santé ainsi que les allocations familiales ; mais l’assurance nationale, qui verse les revenus de remplacement, est financée par des « cotisations », qui varient selon la nature et le niveau des revenus. Ces « cotisations » sont versées à l’assurance nationale (National Insurance Contribution - NIC), si les revenus non salariaux ou les salaires dépassent un certain montant. À cela s’ajoutent des cotisations patronales.
Mais les réformes ne cessent de s’enchaîner. Ainsi, pour les travailleurs salariés, outre la retraite de base, forfaitaire, s’ajoute une retraite complémentaire obligatoire financée par des cotisations. Certains sont affiliés à un régime complémentaire privé, d’autres à un régime public.
Ce dispositif est lui même en cours de réforme, avec l’instauration d’un système à un seul pilier – the New State Pension. Une pension forfaitaire unique va remplacer la retraite complémentaire.
Sur un modèle analogue : le Danemark, où les impôts (nationaux et locaux) assurent le financement de plus de 90% du système. Sont en dehors de ce dispositif, et financées par des cotisations sociales, l’assurance chômage, facultative, et la couverture des accidents du travail (cotisation patronale).
En 1994, une pseudo cotisation sociale est venue compléter le dispositif de financement : cette « cotisation » (en réalité un nouvel impôt) est payée par tous les « travailleurs » (salariés et non salariés indistinctement) pour contribuer au budget général de l’État afin de couvrir certaines dépenses sociales.
En Allemagne, aux Pays-Bas, la protection sociale est financée par les cotisations sociales, réparties entre employeurs et salariés. Font exceptions les prestations familiales financées par un impôt.
En Espagne, les cotisations assurent 70 % des ressources de la protection sociale. Si les cotisations patronales sont cinq fois plus élevées que les cotisations salariales, cette distinction est formelle si l’on considère que ces deux cotisations constituent une part de la valeur de la force de travail, le produit du travail salarié.
Qui décide ?
Au départ, la réponse est claire : dans les systèmes financés par l’impôt, c’est l’État, donc le gouvernement, qui dirige et décide. C’est le cas en Grande-Bretagne (et au Danemark, où la gestion est confiée aux collectivités locales) ; tandis que dans les systèmes fondés sur les cotisations sociales, c’est une gestion paritaire entre représentants des salariés et représentants patronaux (alors que, dans ce cas, la gestion aurait dû être strictement et seulement par les salariés puisqu’ils sont les seuls véritables contributeurs, leur travail seul permettant cotisations « patronales » et profits. C’est ce que revendiquait la CGT, en France, dès 1943, avant que de Gaulle impose une gestion paritaire).
Ainsi, en Allemagne, les assurances sociales sont gérées par des organismes de droit public où siègent à égalité les représentants des salariés et ceux des employeurs. De même, aux Pays-Bas, les assurances sociales des salariés sont gérées paritairement par des représentants des salariés et des employeurs ; les assurances nationales sont gérées par un organisme composé à égalité de représentants des organisations patronales et syndicales et de membres désignés par le ministère des affaires sociales.
Mais en Espagne, le système, bien que financé par les cotisations sociales, est géré par l’État, un héritage manifeste de la période franquiste.
Et en France ? Au départ, comme en Allemagne, la gestion est paritaire et non réservée aux seuls représentants des salariés. C’est là un puissant moyen pour « soumettre » et corrompre les directions syndicales, moyen renforcé par des alliances que passent certains syndicats avec les représentants patronaux pour se répartir la gestion des différentes caisses (branches) de la Sécurité sociale.
Puis l’État a affirmé son emprise, en particulier en imposant que l’Assemblée nationale vote le budget de la Sécurité sociale.
Disloquer tous les systèmes de protection sociale
La tendance est au nivellement par le bas : cette tendance est générale. Son rythme varie selon les pays et les rapports de force entre les classes. Elle procède d’un double mouvement : réaliser d’abord, quel que soit le système de base, des économies au détriment des salariés (système de cotisations) ou au détriment de la plus grande part de la population (système beveridgien). Pour cela, tous les moyens sont bons : dégradation de la qualité du système de soins, aggravation des conditions faites aux personnels hospitaliers, moindres remboursements, développements d’assurances privées complémentaires, etc.
Ainsi, au Royaume-Uni, à l’intérieur du service public de santé, ont été mis en place des dispositifs de « marché » et, aujourd’hui, le National Health Service est au bord du gouffre alors que la qualité des soins s’est détériorée.
En outre, dans les cas où le système dominant est fondé sur les cotisations sociales, les gouvernements bourgeois cherchent à remplacer, par étapes, un système fondé sur les cotisations sociales - de réelles cotisations constitutives d’une partie du salaire - par un système de type beveridgien. Ainsi, le système du Danemark, qui fut d’abord « bismarckien », est passé pour l’essentiel au modèle beveridgien.
Aux Pays-Bas, le système d’assurance sociale pour les travailleurs demeure (comme en Allemagne). Mais on développe, en parallèle et à côté, des prestations pour toute la population financées par l’impôt.
Attaques successives contre la Sécurité sociale
En France, ce mouvement a déjà été engagé de longue date : de Gaulle instaura ainsi le ticket modérateur en 1967, mettant fin au remboursement intégral des frais médicaux. Il aura nombre de successeurs, en particulier Rocard, lequel créée la CSG à partir de 1991. C’est un pas décisif pour modifier les bases du financement de la Sécurité sociale puisque la CSG est un impôt, comme le RDS créé en 1996 pour rembourser les dettes de la Sécurité sociale : opération d’un rare cynisme puisque le déficit et les dettes de la Sécurité sociale sont la conséquence des exonérations de charges « patronales », lesquelles sont restées dans la poche des employeurs. Depuis, le dispositif s’est renforcé, qui ouvre la voie au projet de Macron.
Parallèlement, sont prises des mesures sociales destinées aux personnes hors emplois, victimes du chômage qui se développe à la fin des années 70. Ces mesures relèvent d’une logique beveridgienne : elles concernent des personnes qui ne peuvent pas, ou ne peuvent plus prétendre à des indemnités suffisantes de chômage, et sont financées par l’impôt. C’est le cas du revenu minimum d’insertion (RMI) créé en 1988 (le RMI sera remplacé en 2009 par le revenu de solidarité active, ou RSA).
Cette extension se poursuit avec l’instauration de la couverture maladie universelle (CMU), par la loi en 1999, octroyée selon les ressources, et sur des critères de résidence, non liée à des cotisations sociales.
Mais la Sécurité sociale fondée sur les cotisations sociales demeure, pour l’essentiel.
L’objectif de Macron
L’objectif de Macron est de franchir une étape décisive, et irréversible, pour en finir avec le système que les travailleurs ont imposé en France après la Seconde Guerre mondiale.
L’objectif est d’abord financier : réduire massivement les salaires (bruts et super-bruts) en remplaçant les cotisations sociales par l’impôt (CSG et RDS). Il est aussi de préserver la place du capitalisme français dans le marché mondial en espérant que les baisses de cotisations (ce que les patrons appellent des « charges ») mettront les entreprises françaises en meilleure position.
L’objectif est enfin, et surtout, de porter un coup politique majeur à la classe ouvrière : car la Sécurité sociale, qui organise la solidarité entre les salariés, est un facteur majeur pour unifier la classe ouvrière, c’est le produit de son combat qui contribue à en faire une classe « pour soi ». Tandis que la logique beveridgienne dissout la classe ouvrière dans la population « en général », laissant aux plus fortunés le soin de souscrire à de coûteuses assurances privées complémentaires.
Ce sont autant de raisons pour combattre les projets de Macron.