Syrie : un peuple dépossédé de son histoire
La chute d’Alep est liée à un repositionnement des forces internationales étrangères intervenant en Syrie : l’intervention militaire russe en Syrie (qui a débuté en septembre 2015), l’accord passé entre la Turquie et la Russie à l’été 2016, et le renforcement de la coopération entre les USA et la Russie (symbolisé par l’accord du 9 septembre 2016).
Le maintien de ces alliances et accords explique qu’en ce début de l’année 2017, la révolution syrienne continue à refluer. Mais la résistance persiste sous différentes formes.
Le peuple syrien entre la déportation forcée et le droit au retour, par l’équipe du graffiti dans la #RévolutionduPrintemps #LesMursDuSudDeDamas
Au début de l’été 2015, le régime d’Assad était au bord de l’effondrement : Assad reconnut lui-même qu’il manquait d’hommes, cela malgré la présence très importante de combattants iraniens et de leurs bras armés (Hezbollah libanais, milices irakiennes chiites…). Poutine dut ainsi intervenir directement pour sauver le régime : cette intervention militaire débuta le 30 septembre 2015.
La Turquie quant à elle renoue avec la Russie à la fin du printemps 2016. Son objectif est avant tout d’empêcher la jonction entre les deux zones tenues par les forces kurdes syriennes du YPG, au nord-est et au nord-ouest de la Syrie. Il lui faut pour cela intervenir en Syrie militairement, avec l’accord de Poutine. La conséquence directe est la baisse importante du soutien turc à l’opposition armée, à Alep notamment, et le déplacement vers la frontière turque de plusieurs brigades qui défendaient Alep. Cela pour qu’elles combattent avec les forces turques, contre Daesh et contre l’expansion des kurdes du YPG.
Les USA, qui ont très peu critiqué l’intervention russe en septembre 2015, cherchent courant 2016 un accord avec la Russie. Une première version de cet accord est annoncée le 30 juin dans la presse. L’accord est signé le 9 septembre 2016. Il vise à mettre en place des interventions communes entre la Russie et les USA, contre Daesh et contre al-Nosra. Cet accord n’est qu’une énième étape dans le rapprochement (initié en septembre 2013, après le massacre provoqué par les armes chimiques dans la Ghouta de Damas) entre les USA et la Russie, farouche défenseur de Assad. Cet accord est un nouvel accord contre la révolution syrienne.
Ce sont fondamentalement ces trois repositionnements ou réajustements d’alliance qui aboutirent à la chute d’Alep, en décembre 2016.
En toile de fond, chacune de ces puissances fait preuve, avec ses intérêts propres, de constance contre-révolutionnaire depuis 2011 par le refus, unanime, qu’un peuple puisse balayer un régime dictatorial. Concrètement les pays qui, en 2011, critiquaient Assad ont refusé d’armer les forces de l’ASL (en armes défensives, comme des missiles anti-aériens), ont empêché leur unification et ont contribué au développement de forces islamistes. Cette politique a largement été facilitée par l’absence de direction politique de la révolution syrienne, liée notamment à l’absence d’espace politique en Syrie pendant plus de 40 ans. Dans le cadre d’Alep, des divisions entre groupes armés ont facilité la chute des quartiers.
Début 2017, la coopération USA-Russie se poursuivit et s’accentua, prenant différentes formes. Mais l’entente russo-turque connut des tensions.
La reprise de Palmyre le 2 mars 2017, perdue par Assad en décembre 2016, s’est faite avec l’appui de la coalition internationale (dont la France fait partie), celle-ci bombardant Daesh (plus de vingt bombardements la dernière semaine de février. (1) Le 4 mars, la coalition tweetait même qu’elle avait : « soutenu ses forces partenaires en détruisant un véhicule de Daesh près de Palmyre le 22 février », puis effaçait le tweet et écrivait simplement « a détruit un véhicule de Daesh près de Palmyre le 22 février » en effaçant la précision « forces partenaires ». Car à Palmyre, les seules forces « partenaires » présentes au sol sont celles du régime de Assad (et ses alliés officiels). Cette coopération s’inscrit dans la suite de l’accord USA-Russie trouvé en septembre 2016.
Une coopération USA-Russie s’est également organisée pour contenir la Turquie. En août 2016, la Turquie avait lancé une intervention militaire dans le nord de la Syrie, pour empêcher notamment la jonction entre deux zones, nord-ouest et nord-est, contrôlées par les forces armées kurdes du YPG. Après la prise d’al-Bab (fin février), situé à 40km au sud de la frontière turque, les forces de l’ASL appuyées par la Turquie ont été bloquées dans leur progression. Au sud, les forces du régime Assad et de ses alliés ont arrêté leur progression en s’emparant de zones tenues par Daesh. A l’est et à l’ouest, les YPG ont abandonné aux forces du régime et aux forces russes certaines régions qu’ils contrôlaient. Ces régions sont ainsi devenues des zones tampons (sous contrôle russe et du régime syrien) entre les régions libérées par l’ASL et les turcs d’une part, et celles libérées par les YPG et les USA. Lors de cette manœuvre, les USA se portèrent garant de la protection des YPG, et les drapeaux de la Russie, du régime syrien, des YPG et des USA flottèrent en chœur dans la région est, près de Manbij.
La Turquie qui voulait intervenir dans la libération de Raqqa fut mise hors jeu. Les USA renforcèrent leur présence militaire au sol et poursuivirent leur coopération avec les forces kurdes du YPG (SDF) dans la bataille de Raqqa, une ville majoritairement arabe (qui s’était libérée du joug du régime début 2013 et avait connu quelques mois de liberté avant de se retrouver occupée et opprimée par Daesh).
Côté négociations, la Russie a tenté de mettre en place un groupe « Turquie-Russie-Iran » à Astana, devant décider du sort de la Syrie. La première réunion d’Astana s’est tenue les 23 et 24 janvier, avec ces pays et en présence du régime syrien et de forces armées opposantes (encore considérées il y a peu comme « terroristes »). Mais lors de ces négociations, le projet russe de constitution fut mis en échec, et d’Astana ne sortit qu’un simple engagement (oral) à consolider le cessez le feu.
Le 23 février, le centre des négociations se déplace à Genève sous l’égide de l’ONU (et des USA). Ces négociations dites de « Genève 4 » s’achevèrent le 3 mars sans qu’il y ait eu d’avancées (les dissensions se cristallisant toujours, notamment, sur le départ d’Assad). Après la reprise d’Al-Bab à Daesh par l’ASL appuyée par les forces turques, le 24 février, la progression turque a été arrêtée par les forces du régime et de ses alliés, russes notamment. Les tensions qui en découlent amènent les USA, la Turquie et la Russie à se retrouver le 7 mars à Antalya pour une réunion de 2 jours : la première réunion de ce type.
Les Russes tentèrent ensuite de relancer les négociations à Astana, sous leur contrôle, à la mi-mars. Mais ces négociations tournèrent au fiasco, les forces armées de l’opposition refusant de s’y rendre. Le 23 mars, de nouvelles négociations s’engagèrent à Genève.
C’est dans ce cadre que le secrétaire d’État de Trump, Tillerson, expliqua le 30 mars que « le sort du président Assad, à long terme, sera décidé par le peuple syrien ». Cette déclaration va plus loin que le précédent tournant de l’administration Obama qui en 2015 avait abandonné la formule « le temps est venu pour le président Al-Assad de se retirer » (août 2011), pour la remplacer par : Assad « a perdu toute légitimité dans la capacité à être en mesure de faire partie de l’avenir à long terme du pays » (Kerry, avril 2015). Cette nouvelle déclaration acte un changement de politique déjà effectif sur le terrain, avec l’accroissement notamment de la coopération avec Poutine. Mais pour Assad, le feu est encore plus vert pour continuer la répression.
Quant au gouvernement français, dans ses dernières déclarations, il ne mentionne même plus le départ de Assad, ne serait-ce que dans un futur lointain, comme il le réclamait encore en 2016. Il ne s’agit pour lui plus que de lutter contre l’impunité du régime tout en laissant courir les criminels, lutter contre les destructions archéologiques et lutter contre Daesh.
Le 1er mars, il déclare ainsi dans un communiqué que « La France demeure mobilisée pour lutter contre l’impunité pour tous les crimes commis en Syrie » tout en légitimant Assad : « la France appelle les parties, en premier lieu le régime syrien, à assumer leur responsabilité de protection des populations civiles en Syrie. » Sans cesse, le gouvernement français fait appel à la Russie et l’Iran pour faire « pression » sur le régime (communiqués du 9, 11, 16, 23 mars…).
Et lorsqu’on lui demande de se prononcer sur le changement de position des USA du 30 mars, sur l’avenir de Assad, Ayrault botte en touche en expliquant qu’il faut respecter la résolution de l’ONU de décembre 2015, laquelle ne mentionne pas l’avenir de Assad (Point presse du 31/03/2017).
Depuis janvier, la politique des déportations se poursuit : à Wadi Barada (près de Damas), à al-Waer (un quartier de Homs). Les familles et les combattants rejoignant la région d’Idlib ou la zone nord sous contrôle turc. Nombre de petites zones de résistance autour de Damas, assiégées, sont touchées par cette politique. Une forte pression est exercée notamment dans la Ghouta orientale, une banlieue populaire à l’est de Damas. En plus des déplacés internes, le nombre de réfugiés après la chute d’Alep a augmenté, dépassant les 5 millions (il était resté stable au cours de l’année 2016, avec 4,8 millions).
Dans Idlib et dans l’ouest du gouvernorat d’Alep, tenus par l’opposition, les civils continuent d’être bombardés au quotidien. En outre, ils ont dû faire face aux affrontements entre différentes forces armées qui se sont globalement regroupées en deux blocs : le groupe salafiste Ahra al-Sham et le groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS) formé fin janvier 2017 et dans lequel s’est dissout l’ex front al-Nosra. Pression a été faite sur nombre de brigades de l’ASL de s’associer à l’un de ces deux groupes, notamment celles qui venaient d’être expulsées d’Alep (fin mars, un nouveau regroupement autour de l’ASL verra le jour).
Dans ce contexte, dans plusieurs localités, des civils se sont insurgés contre le groupe HTS : comme à Atareb (gouvernorat d’Alep) avec des manifestations contre HTS, notamment le 3 février, lorsque ce groupe a essayé de prendre le contrôle de la grande boulangerie qui fournit du pain à plus de 20 villes et villages, et que la mobilisation est arrivée à l’en écarter. D’autres manifestations ont eu lieu, en soutien à l’ASL, pour leur unité, contre HTS, contre le régime (dans la Ghouta orientale près de Damas, à Maarat al-Noman…). À al-Mastoumeh des hommes, femmes et enfants manifestaient le 10 mars pour chasser HTS du village.
Ainsi, malgré la grande répression menée par ces groupes armés islamistes, des poches de résistance subsistent, et souvent de façon clandestine. Et si le pouls de la révolution continue de battre, c’est avant tout au sein de la société civile, par de multiples combats quotidiens (secours, éducation, logement…) et par des manifestations ou rassemblements politiques. L’oppression continue aussi dans les zones contrôlées par le régime, l’Iran et la Russie, où les oppositions existent mais ne s’aventurent que très rarement à s’exprimer (comme à Sweida en février, à propos des problèmes d’électricité).
Jusqu’à ce jour (fin mars 2017), les alliances contre-révolutionnaires nouées en 2016 ont tenu, malgré quelques tensions. Elles ont fait reculer de la révolution syrienne et permis le maintien de Assad, au prix de dizaines de milliers de morts supplémentaires.
De cette année 2016 et du début de 2017, les journaux et les gouvernements parleront surtout du reflux de Daesh. Et parmi ceux qui reconnaissent que ce sont les civils et la révolution qui étaient visés à Alep, certains n’hésiteront pas à suggérer que la chute d’Alep était le prix à payer pour le recul de Daesh.
Ainsi, on se doit de rappeler, sans cesse, que ce sont les révolutionnaires syriens qui, les premiers engagèrent la lutte contre Daesh et s’en libérèrent. Cette libération commença souvent par un mouvement civil, rapidement appuyé par un mouvement armé, et causant très peu de morts. Ainsi en janvier 2014, à Atareb (la première ville qui se délivra de Daesh), le combat dura quelques heures. A Alep, Daesh est également chassé en janvier 2014, en peu de temps.
Les USA et la France ne cherchèrent surtout pas à aider les populations locales à se libérer elles-mêmes (comme elles le demandaient). Elles décidèrent d’intervenir lorsque le régime Irakien fut menacé de tomber, à l’été 2014, en intervenant de l’extérieur avec au sol des forces armées à leur botte. Le prix en fut des milliers de morts et la déstructuration de la vie civile.
Ce mode d’intervention est éminemment impérialiste. Il ne se fait pas aujourd’hui au nom d’une mission civilisatrice, propre aux colonisations des XIXe et XXe siècle. Il se fait au nom d’une mission salvatrice contre le terrorisme (les impérialismes cherchant à apparaître comme « sauveur » des populations locales et des populations victimes ou menacées par des attentats), et ne peut être que condamné.
Les USA, avec la France et les autres pays de la Coalition internationale, ont tué plus de 2800 civils syriens et irakiens avec leurs bombes. Ils ont aussi une part de responsabilité dans la mort des Syriens massacrés par Assad et par les régimes russe et iranien. Des régimes qu’ils ont protégés et avec qui plusieurs d’entre eux collaborent. Et le territoire syrien est de plus en plus partagé en différentes zones sous contrôle étranger, russe, iranien et américain notamment.
Ainsi, les revendications d’arrêt immédiat de tous les bombardements, de départ immédiat de toutes les forces étrangères et de refus de collaboration avec des régimes assassins, sont des revendications en soutien au peuple syrien et contre la politique explicite de notre propre impérialisme. Elles doivent continuer à être accompagnées du soutien des exigences de libération immédiate des prisonniers détenus dans les geôles du régime, et de la levée immédiate des sièges. Sachant bien entendu que la résolution de tous ces maux passe par la revendication toujours légitime : « le peuple veut la chute du régime ».
31 mars 2017
PS : le 4 avril 2017, le régime d’Assad perpétrait un massacre aux armes chimiques à Khan Sheihoun (87 civils morts). Dans la nuit du 6 au 7 avril, les USA détruisaient la base aérienne d’où étaient partis les avions (après avoir averti les Russes). Le 8 avril, le secrétaire d’Etat américain Tillerson rappelait "nous pensons que la première des priorités est la défaite de l’EI" et que les discussions politiques "nécessitent la participation du régime avec le soutien de ses alliés". (Interview sur Face for Nation).
(1) http://www.inherentresolve.mil/News... ou pour aller plus loin, l’article de Hassan Hassan, What Palmyra tell us about US policy in Syria http://www.thenational.ae/opinion/c...