Turquie : une opération bonapartiste
Le 15 juillet, on apprenait quasi dans un même temps qu’un coup d’Ètat avait lieu en Turquie, puis que ce coup d’Ètat avait échoué. Immédiatement, l’état d’urgence était instauré, des journaux fermés, des arrestations massives opérées tandis qu’en quelques jours était lancée une purge de l’appareil d’État dont l’ampleur sembla surprendre bien des commentateurs.
Les analyses se multiplièrent, sur le mode de « la dérive autoritaire » du régime et du Président, en mettant l’accent sur un conflit de personnes entre Erdogan et son ancien allié Fethulah Gülen, le dirigeant d’une confrérie accusée d’avoir infiltré l’appareil d’État. S’en suivirent des explications renvoyant souvent à des considérations idéologiques parfois contradictoires : Erdogan étant présenté comme un islamiste en conflit avec un appareil militaire présumé kémaliste et laïque, comment expliquer que ce « pieux » président entreprenne de purger une armée « laïque » en la nettoyant de tous ceux que la très pieuse confrérie de Gülen avaient infiltrés ?
L’affaire devient d’autant plus confuse que la Turquie, un pilier de l’OTAN depuis sa fondation, candidate à l’Union européenne depuis des décennies, s’indigne des mauvaises manières d’Obama qui refuse de lui livrer Gülen installé depuis longtemps aux États-Unis, fait mine de se rapprocher de Moscou, puis intervient en Syrie avec l’assentiment des États-Unis contre les ambitions territoriales de Kurdes syriens équipés par les États-Unis (Ce après quoi Öcalan, le dirigeant du PKK emprisonné en Turquie, propose de mettre fin aux combats en Turquie…). | |
Pour commencer à démêler l’écheveau, il peut donc être utile de rappeler quelques aspects fondamentaux de la situation turque.
Le 15 juillet, un coup d’État avait lieu en Turquie, conduit par une fraction semble-t-il très minoritaire de l’appareil militaire : il s’en suivit une répression immédiate et massive qui se poursuivit durant les semaines suivantes. À la mi-août, on annonçait 17 000 arrestations et le limogeage de 60 000 fonctionnaires d’État. Quelques heures après ce coup d’État manqué, Tayyip Erdogan avait accusé Gülen d’en être l’instigateur.
Dans un dossier titré « Erdogan - Gülen : le sultan contre l’émir », le quotidien Le Monde (14 août 2016) explique en sous-titre : « Tous deux sont islamistes et conservateurs, ils ont été rivaux, puis alliés, avant désormais de s’engager dans un duel à mort ». Au-delà de cet affrontement présenté comme un conflit de personnes et de pouvoir, le quotidien indique dans la présentation de son dossier : « La confrérie de Gülen a pu infiltrer tous les rouages de l’État avec la bénédiction d’Erdogan, pour lutter contre les kémalistes. La guerre fratricide a débuté en 2012 quand Erdogan a négocié secrètement avec les kurdes du PKK ».
Mais au-delà de cette explication immédiate, le dossier ne dit rien des forces sociales en présence et de leurs intérêts. Il affirme plutôt que l’orientation politique des deux hommes est la même. Sans que l’on puisse alors comprendre ce que vient faire la question kurde dans cette rupture.
Pourtant, outre la question kurde, il existe en Turquie un prolétariat qui combat, et qui se heurte à une bourgeoisie elle-même divisée, laquelle n’hésite nullement à utiliser la violence frontale pour régler ses désaccords et affronter la classe ouvrière. Et ces développements restent marqués par les conditions dans lesquelles fut constitué l’État turc. Et par son histoire.
À la différence d’autres nations, l’État bourgeois turc fut constitué alors que la bourgeoise turque était elle-même très faible, et incapable seule de mettre à bas le vieux régime pour constituer un nouvel État. La Turquie a surgi des ruines de l’ancien Empire ottoman miné par ses propres contradictions et la voracité des grandes puissances impérialistes. Et c’est une fraction de l’appareil militaire ottoman, regroupé à partir du mouvement des « Jeunes-Turcs » qui, au compte de cette bourgeoise embryonnaire, mit à bas ce qui restait de l’empire Ottoman et créa un nouvel État sous la direction de Mustafa Kemal. La tâche de ce nouvel État bourgeois fut d’abord de permettre à la bourgeoisie turque de se constituer comme classe dominante.
L’appareil d’État turc, garde prétorienne de la bourgeoisie, joua donc aussi le rôle de pouponnière sur le plan économique, idéologique et politique. Cela se fit par une rupture brutale avec les forces issues du vieux monde Ottoman, en particulier religieuses. La question de la « laïcité » marque ainsi dès son origine la République kémaliste, mais cette « laïcité », (laiklik), qui imprègne l’appareil d’État recouvre une réalité différente de ce qu’on appelle laïcité en France. Davantage un contrôle de la religion par l’État qu’une séparation des deux.
L’armée, outre son rôle pour affronter le prolétariat (qui se développe en même temps que s’industrialise le pays), a donc joué dès le début un rôle économique et politique décisif, et impulsé la construction d’un État moderne et « occidentalisé » au service du capitalisme turc.
De fait, cette fonction première de l’État turc et de son régime a, pour une grande part, aboutit. Une bourgeoisie d’affaire s’est développée en Turquie, liée à l’État et à ses commandes, mais aussi en symbiose avec les nombreuses entreprises d’État.
Mais à partir des années 80 marquées par une politique de libéralisation de l’économie, une nouvelle couche de commerçants et d’industriels, petits et moyens, a proliféré, s’intégrant au marché mondial, s’intégrant à la chaîne de production en profitant des bas salaires.
Moins puissante que la première bourgeoise liée à l’État « laïque » turc (et qui se renforçait par les privatisations), cette couche de nouveaux patrons, se développant dans les régions conservatrices d’Anatolie, utilisant une main d’œuvre ouvrière issue des campagnes, recherchait plutôt l’appui des confréries religieuses, et les finançait.
C’est ce qu’on a appelé « la bourgeoisie pieuse » de Turquie qualifiée aussi de « protestantisme d’Anatolie ». Son idéal politique était l’alliance du sabre et de la mosquée.
Mais en pratique, les intérêts économiques de ces bourgeois pieux sont restés distincts voir rivaux de la bourgeoisie d’affaires liée à l’appareil d’État. Cela a nourri leur hostilité vis à vis de cette « laïcité » promue par les « Turcs blancs » des grandes villes, de leur mode de vie « européanisé », et s’est concrétisé sur le plan organisationnel : création de la Müsiad, une nouvelle association patronale distincte de la Tüsiad qui fédère le grand capital, de partis politiques libéraux se réclamant de l’islam politique, et développement de néo-confréries. C’est cette bourgeoisie pieuse qui a donné une solide base sociale et financière à la Cemaat, la confrérie que dirige Gülen et qui a largement pénétré l’appareil d’État.
Erdogan et son parti, l’AKP, sont l’expression la plus récente de cette nouvelle classe. Avec le renfort de Gülen, Erdogan est arrivé au pouvoir en 2003 et a pu tenir tête aux forces kémalistes dominant l’appareil d’État. Par crises et affrontements successifs, son emprise s’est renforcée.
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L’économie turque a connu depuis 20 ans un développement rapide. Mais l’intégration croissante au marché mondial n’a pas permis au capitalisme turc de surmonter son retard, ni ses contradictions. Aucune des deux principales fractions de la bourgeoisie turque n’est en mesure de dicter sa loi à l’autre. Et si Erdogan a pu affaiblir la fraction kémaliste au sein de l’appareil d’État, il doit tenir compte des intérêts généraux du capitalisme turc, et des contraintes que font peser l’intégration au marché mondial et le vieux projet de prendre place dans l’Union Européenne.
Or, si les deux ailes de la bourgeoise turque soutiennent la demande d’adhésion à l’UE, les exigences de celle-ci (en termes de lois et règlementations) et la perspective sans cesse repoussée de cette adhésion, repose la question de l’avenir de la Turquie, mais aussi celle de la place concédée aux kurdes par le pouvoir central. |
Ces difficultés ont, l’évidence, nourrit des désaccords au sein des forces plus ou moins liées à l’islam politique, et en particulier entre Erdogan et Gülen. Elles posent la question des rapports entre le pouvoir religieux et celui de l’État : lequel dirige l’autre ? Au compte de quelle fraction ?
Cela prend depuis trois ans le caractère d’un véritable affrontement. De nouvelles purges visant des sympathisants de Gülen étaient en préparation au début de l’été. C’est, semble-t-il pour prévenir ces purges que le coup d’État fut tenté. Son échec les a accélérées.
Erdogan a donc tranché, par nécessité : la chasse aux partisans de Gülen, survenant après des années de combat contre les kémalistes, pousse Erdogan à tenter de s’ériger en Bonaparte au dessus des fractions, pour faire prévaloir les intérêts généraux de la bourgeoisie turque. C’est une fonction classique du bonapartisme, en particulier quand le jeu habituel des institutions et du parlementarisme bourgeois ne permet plus à la bourgeoisie de trancher les désaccords en son sein ou de surmonter une situation de crise. C’est le rôle qui fut par exemple dévolu à de Gaulle en 1958.
Autre chose est d’arriver à stabiliser un tel pouvoir, dans un pays où l’armée a une solide tradition d’intervention directe. Il faut donc s’attendre, dans les mois à venir, à bien des rebondissements consécutifs à cette entreprise, tant sur le plan intérieur qu’extérieur.
La classe ouvrière n’a rien à attendre de ces affrontements entre les diverses ailes de la bourgeoise, bien au contraire. La répression visa bien au-delà des cercles gülenistes, et s’abat sur les Kurdes et sur les opposants les plus divers.
Ainsi, 12 000 enseignants du secondaire presque tous syndiqués et en majorité kurdes, ont été suspendus durant la première quinzaine de septembre. Au total, 20 000 enseignants sont suspendus et 30 000 autres sont licenciés.
La liberté d’expression, celle de la presse notamment, est ouvertement attaquée. Or, les travailleurs ont besoin des libertés démocratiques pour mieux se défendre. Le combat en défense de ces libertés est une nécessité. La solidarité avec les travailleurs turcs également.
L’organisation, le 19 octobre à Paris, d’un meeting de solidarité, en est une expression.
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(1) Le pingouin avec son masques à gaz est devenus l’emblème des manifestants gazés par la police et combattant pour la liberté d’expression lors des manifestations du printemps 2013.