Le Frente Amplio et la transition
La politique des Tupamaros et du Frente Amplio, par leur aventurisme et leurs illusions concernant la nature de l’État, ont permis la réussite d’un coup d’état militaire en 1973. S’en est suivi douze années de répression féroce envers les militants ouvriers, avec une presse muselée et des partis ouvriers et syndicats interdits.
Chute de la dictature
Le régime militaire instauré en 73 est un échec. Sa politique économique entraîne baisse de niveau de vie et hausse du chômage, alors que la presse est bâillonnée, des milliers d’opposants politiques sont emprisonnés, torturés ou contraints à l’exil.
Dans les années 1983 et 1984 ont lieu plusieurs grèves générales et concerts de casserole, contre la dégradation des conditions de vie et contre la restriction des libertés individuelles comme politiques. Des tentatives sont faites pour reconstituer des syndicats interdits : ainsi nait le PIT (Plenarium Intersyndical des Travailleurs), coordination indépendante du pouvoir, qui est à l’initiative de ces mobilisations.
Le gouvernement militaire est contraint d’organiser des élections présidentielles pour laisser la place à un président civil, tout en s’assurant d’une transition sans heurt et un certain contrôle sur l’exécutif, notamment à travers le conseil militaire. Dans ce cadre, les partis bourgeois colorado et blanco se situent pleinement pour assurer une transition conservant le cadre de l’État répressif. Mais c’est aussi le cas du Frente Amplio, qui propose le retour des militaires aux casernes accompagné d’une amnistie pour les crimes commis, pour une reconstruction nationale avec une politique d’accord entre les différents secteurs sociaux, assurant ainsi une transition tranquille du régime militaire vers un régime parlementaire bourgeois.
Les élections de mars 1985, non entachées d’irrégularités, portent au pouvoir Sanguinetti, du Parti colorado.
Transition dans la continuité
Sanguinetti entre en fonction en mars 1985. En décembre 1986, une loi de caducité, dite loi d’impunité, est adoptée par la chambre des députés et par le Sénat. Elle exonère la police et l’armée de tous les crimes commis avant le 1er mars 1985. Cette loi constitue un quitus abyssal d’impunité pour tous les massacres, viols, tortures et disparitions commis pendant ces années. Les exigences de justice sont sacrifiées pour préserver l’État. Cet accord est politiquement très lourd de sens, il conditionne l’activité des gouvernements qui suivront et s’inscriront dans ce cadre.
Cette loi n’est pas sans susciter des réactions. Des collectifs des mères des disparus se constituent dès 1987, les organisations de défense des droits de l’homme, les syndicats, les partis « de gauche » demandent la tenue d’un referendum qui aura finalement lieu en 1989 après avoir recueilli toutes les signatures nécessaires.
Le résultat donne 54% contre l’abrogation de la loi d’impunité, mais ce dans un contexte très tendu de chantage de l’armée, sous la menace voilée d’un nouveau coup d’État.
La question revient sur le devant de la scène en 1995, après la révélation de journalistes et du commandant de l’armée de terre et l’arrivée sur la scène d’une nouvelle génération de militants. La demande de vérité et de justice se traduit par une manifestation le 20 mai 1996. Depuis cette date, une manifestation est organisée chaque année le 20 mai et réunit de plus en plus de participants.
2005 marque l’arrivée au pouvoir de Tabaré Vazquez, candidat du Frente Amplio. Soumis à une forte pression des organisations des droits de l’homme, il lance quelques recherches (ce que permet la loi de caducité), débouchant sur la condamnation de plusieurs anciens militaires ou policiers, tout en refusant d’annuler loi de caducité. Les organisations des droits n’en demandent pas moins son abrogation ; une coordination nationale se crée dans ce but, soutenue par certains syndicats.
Un nouveau référendum a eu lieu en novembre 2009 : 48% de la population a voté pour l’annulation de la loi de caducité, ce qui s’est révélé insuffisant pour faire abroger la loi.
Arrivée au pouvoir de Jose Mujica en 2010
C’est à nouveau le Frente Amplio qui remporte les élections en 2009, et c’est la première fois qu’un ancien Tupamaros, Jose Mujica, devient président. Emprisonné, torturé pendant la dictature, Jose Mujica se refuse à revenir sur la loi de caducité, maintenant la même volonté de tourner la page pour rétablir la confiance du pays en les forces armées.
Cette loyauté institutionnelle a des conséquences également au niveau économique, les Tupamaros ayant complètement abandonné leur programme des années 1970. Mujica poursuit la politique économique des gouvernements précédents, dans le cadre des gouvernements blanco et colorado qui ont précédé. Mujica se contente de répartir un peu plus la misère pour éviter une explosion sociale. Le climat des affaires est au beau fixe, la rentabilité des entreprises a augmenté dans quasiment tous les secteurs.
Jose Mujica souvent représenté comme président normal, personnalise le cinglant échec des Tupamaros et du Frente Amplio, qui, tenants d’un programme qui se voulait révolutionnaire dans les années 70, se sont fondus dans le moule d’une transition qui a laissé en place l’appareil d’état instauré par la dictature militaire et défendent, une fois arrivés au pouvoir, les intérêts de la bourgeoisie.
En août 2015, la centrale syndicale PIT-CNT, qui a pourtant constamment soutenu le Frente Amplio, est contraint d’appeler à une grève générale de 24 heures face à la dégradation du niveau de vie. Son leader, Fernando Pereira, a néanmoins pris le soin de préciser que la grève ne « portait pas contre le gouvernement, mais des mesures que le gouvernement a prises et qui nous semblent aller dans un sens opposé aux avancées démocratiques défendues par le gouvernement. »
Cet épisode montre l’impossibilité de rompre avec les politiques précédentes en gardant l’appareil d’État en place.