Édito : Un puissant mouvement spontané, mais entravé
Lorsque, le 17 février, le projet de loi - que Myriam El-Khomri devait présenter au Conseil des ministres du 9 mars - « fuite » dans la presse, cela fait l’effet d’une bombe : ce sont les fondements même du Code du travail qui sont menacés, en particulier la nécessité de protéger les salariés soumis à un lien de subordination vis-à-vis de leur patron, et le caractère collectif des droits des salariés : cela se traduit en particulier par l’attaque contre le principe de faveur et par le développement du Compte personnel d’activité.
Les réactions vont très rapidement se multiplier… dont celles des dirigeants syndicaux qui s’indignent… mais se gardent d’abord des jours durant, de demander le retrait du projet.
Ils ne l’avaient pas plus fait les semaines précédentes alors que les alarmes se multipliaient.
Ainsi, le 22 janvier à Davos, Macron avait expliqué que le projet de loi en préparation mettrait fin en pratique à la durée légale du travail.
Le 26 janvier, la ministre El-Khomri annonçait que le référendum d’entreprise pourrait valider un accord malgré l’opposition de syndicats majoritaires.
Et le 12 février, quasi toutes les organisations syndicales (sauf la CGT qui n’était pas venue) et patronales avaient pu consulter au ministère, sans pouvoir l’emporter, le document quasi finalisé.
Le jour même de la « fuite » du projet, un élu du Parti socialiste, le député Christian Paul considéré comme un opposant à la politique de Valls, pouvait donc affirmer (Libération du 17/02/16) :
« Les annonces du ministère du Travail tombent jour après jour et s’apparentent à un véritable supplice chinois. Leur point commun est désormais évident : réduire les protections des salariés devient le principal moyen de la politique de l’emploi. Manuel Valls prépare probablement un 49.3 ».
En réalité, toutes les directions syndicales avaient discuté de ce projet de loi depuis des mois.
En septembre 2015, quand le rapport Combrexelle - qui sert de ballon d’essai - est publié, chacun sait à quoi s’en tenir. (cf. L’insurgé n°24, octobre 2015).
Et, quand Myriam El Khomri présente le 4 novembre au Conseil des ministres les grandes lignes de son projet, elle a déjà reçu les dirigeants de chacune des confédérations.
Les dirigeants syndicaux savaient. Mais n’ont organisé aucune mobilisation. De même le PCF qui propose, le 27 janvier, une grande journée d’action le 9 mars… date à laquelle le projet sera bouclé.
Pire : ils approuvaient des aspects majeurs du projet tels que le CPA (compte personnel d’activité).
Ce CPA a été discuté des semaines durant avec le patronat. Le 8 février, à l’issue de ces discussions, le MEDEF a proposé que soit signée une « position commune ». Or, le CPA est au centre du projet de loi El-Khomri. Signer cette « position commune », c’était donner un feu vert à Hollande et à Valls pour le projet de loi Travail.
C’est ainsi que le 15 février, le bureau confédéral unanime de FO décide de signer cette « position commune », de même la CFTC et, le 17, la CFDT. Seule la CGT fait part de réserves.
La ministre pouvait donc transmettre le texte au Conseil d’Etat, puis au Conseil des ministres.
Tout était donc prévu pour qu’il n’y ait pas d’obstacles majeurs.
Sauf l’irruption des masses.

Celle-ci s’exprime d’abord par une pétition lancée le 19 février par quelques militants syndicaux et associatifs, dont le succès est immédiat et exceptionnel.
Titrée « Loi Travail ; non merci ! », elle appelle à la mobilisation et recueille en quatre jours 185 000 signatures. Il y en aura un million deux semaines plus tard, le 4 mars.
Elle est l’expression visible d’une colère qui déferle dans les syndicats, parmi les militants et les structures de base alors que les directions nationales freinent autant que possible toute réaction.
Pendant qu’à la base on s’insurge, on fait des phrases molles au sommet. En témoigne, le 20 février, une tribune titrée « Fortifions le code du travail » qui fait une critique précise du projet de loi mis en relation avec les rapports Combrexelle et Badinter, mais… oublie de parler du CPA.
(Texte signé par Clémentine Autain, Ensemble ; Olivier Besancenot, Nouveau Parti Anticapitaliste ; Eric Coquerel, Parti de Gauche ; Gérard Filoche, Parti Socialiste ; Willy Pelletier, Fondation Copernic ; Pierre Laurent, Parti Communiste Français ; Eric Beynel, Union Syndicale Solidaire ; Fabrice Angei, Confédération Générale du Travail ; Noël Daucé, Fédération Syndicale Unitaire ).
Chose remarquable : cette tribune ne se prononce pas pour le retrait du projet gouvernemental et conclut par ces « fortes » paroles : « Ensemble, dans les mois qui viennent, nous allons défendre les droits des salariés et jeter les bases d’un code du travail qui les protège ».
« Dans les mois qui viennent » ?
Mais c’est tout de suite que les salariés veulent engager le combat contre le projet gouvernemental !

Durant des jours, les bureaucraties syndicales vont multiplier les actions dilatoires. C’est d’abord l’invraisemblable communiqué du 23 février signé par tous les syndicats (sauf FO), dont la CFDT qui a co-rédigé le cœur du texte de loi. Ces organisations écrivent qu’elles « ne sont pas satisfaites de ce projet » et, « porteuses de propositions », sont « disponibles pour engager le dialogue ».
La publication de ce communiqué « unitaire » provoque un tollé dans nombre de syndicats.
Puis les syndicats, sans la CFDT, organisent - ensemble ou séparément - un festival de journées d’actions pour le mois de mars qui doit culminer, sur proposition de la CGT, le 31 mars, avec une « journée d’action interprofessionnelle » dont on ne sait même pas si ce sera une journée de grève.
Le 9 mars, on prévoit donc la grève à la SNCF et à la RATP (pour des revendications sectorielles) ; le 22 mars, grève intersyndicale dans la Fonction publique (pour les salaires) ; le 23 mars, grève à la Poste (à l’appel de SUD-PTT) ; et le 31 mars, action interprofessionnelle contre la loi El Khomri.
Parallèlement, les discussions reprennent entre syndicats et gouvernement à partir du 25 février.
Tout est donc fait pour entraver la mobilisation qui est sur le point de jaillir. Ce qui vient bouleverser, partiellement, le dispositif prévu, c’est l’entrée en scène des organisations de jeunesse.
Alors que l’UNEF est un syndicat exsangue qui a collaboré durant des années aux pires réformes, sa direction liée aux « frondeurs » du PS lance le 22 février : « Loi Travail : les jeunes disent non ! » et exige « Le retrait du projet de loi de la ministre El-Khomri » en préalable à toute discussions ».
Le jeudi 25, une vingtaine d’organisations (allant du NPA jeunes et A.L. aux Jeunes socialistes et à l’Unef) appellent au « retrait complet du projet de loi dit « travail », et « à une première journée d’actions le 9 mars », date fixée par les syndicats des cheminots pour une journée de grève.
On voit alors les confédérations syndicales appeler à soutenir la mobilisation de la jeunesse le 9 mars. C’est un peu le monde à l’envers. Il y a ce jour là des centaines de milliers de manifestants.
Et le mot d’ordre central change. Le 3 mars, les signataires de la tribune du 20 février (pour la CGT, Solidaires, FSU, NPA et Ensemble, PCF, PG, fondation Copernic), ainsi que G. Filoche, et l’ajout de William Martinet (UNEF) appellent au retrait du projet. Quant à J.C. Mailly - pour FO - non signataire de cet appel, il s’était prononcé le 23 février pour le « rejet » d’un texte « inamendable ».
C’est cet engagement des organisations de jeunes, appuyé sur la mobilisation des syndicalistes et salariés qui contraint, pour un temps, les dirigeants syndicaux à exiger « retrait du projet de loi ».
Cette position va être préservée jusqu’au 1er mai.
Durant plus de quatre mois, c’est donc une mobilisation têtue qui va se développer puis s’enraciner en exigeant le retrait pur et simple du texte gouvernemental.
On ne peut revenir ici sur tous les développements de cette mobilisation encore en cours. On ne reviendra donc pas sur les maquillages de la loi destinés à emporter le plein soutien de la CFDT, sur les affrontements organisés par la police avec des groupes de manifestants, ni sur ce qu’exprime le mouvement des « Nuits debout ». Bien des bilans seront à faire ultérieurement.
On rappellera seulement que la mobilisation va s’amplifier jusqu’aux immenses manifestations du 31 mars, puis se poursuivre moins fortement, enserrée dans le cadre des journées d’action.
Pour désamorcer la mobilisation étudiante, Manuel Valls reçut le 11 avril syndicats étudiants et lycéens, et leur accorda quelques mesures leur permettant de se déclarer « satisfaits » (tout en appelant, comme l’UNEF à poursuivre la mobilisation contre le projet de loi).
Autre obstacle : l’absence de mobilisation et grève parmi les fonctionnaires, en particulier les enseignants. Or, si l’inversion de la hiérarchie des normes ne concerne pas aujourd’hui les fonctionnaires d’État, la question du CPA menace tous les fonctionnaires et c’est en combattant contre cette dimension majeure de la loi El-Khomri que l’on pouvait mobiliser les fonctionnaires.
C’est ce qu’ont refusé les directions syndicales, d’autant plus clairement que, dans la Fonction publique, les concertations en vue de la mise en place du CPA ont commencé.
Plus largement, ce que refusent ces directions, c’est d’isoler le gouvernement en boycottant les innombrables concertations en cours (UNEDIC, PPCR, etc.) qui légitiment la politique du Pouvoir ; c’est que soit infligée une défaite majeure au gouvernement, pouvant entraîner sa chute.
Or, c’est ce que voulaient et veulent les salariés et la jeunesse, et qui peut unifier leur combat.
On comprend pourquoi, dès que la mobilisation a paru s’essouffler, au soir du 1er mai, les dirigeants de FO et de la CGT sont revenus à leur politique initiale : J.C. Mailly cesse alors de revendiquer le « retrait » du projet de loi, préférant observer qu’il y a eu des amendements à la loi après les mobilisations du 9 et du 31 mars « mais pour nous, c’est encore insuffisant ».
Quant à Philippe Martinez, s’il parle encore, pour quelques jours, de « retrait », il insiste de plus en plus sur les « propositions » de la CGT « que nous devons porter plus fort, en nous appuyant sur des éléments qui existent dans la loi. Je fais par exemple référence à la sécurité sociale professionnelle, qui pourrait nourrir le compte personnel d’activité ». (L’Humanité, 12 mai) Le 30 mai, dans un débat avec Laurent Berger (CFDT), il dit seulement vouloir « rediscuter d’un certain nombre d’articles qui posent problème » et précise : « le CPA, tu sais très bien que la CGT est d’accord ; nous ce qu’on lui reproche, c’est qu’il n’y a pas grand-chose de nouveau ».
C’est la ligne des « nouveaux droits » dont la sécurité sociale professionnelle, une variante du CPA. C’est la ligne de l’aménagement des réformes, du dialogue social, celle qui prépare les plus grandes catastrophes pour les salariés, celle contre laquelle il faut combattre. Alors même que grèves et blocages ont rebondi en mai-juin, à la SNCF et dans les raffineries, puis parmi les éboueurs, demeure une impérieuse exigence : assez de dialogue social ! Boycott de toutes les concertations !
Cela passe par le combat au sein des syndicats et par des assemblées générales élisant des délégués, vers de véritables coordinations, tant pour définir les revendications que pour organiser l’action.