À propos du Revenu de base universel (ou inconditionnel) : un projet réctionnaire pour disloquer le prolétariat
Depuis quelques mois surgit de nouveau, en France et ailleurs, le vieux projet d’instaurer un R.U. (Revenu universel), ou autre R.B.I. (Revenu inconditionnel de base). C’est ainsi qu’en janvier 2016, à l’Assemblée nationale, ce projet fut brièvement débattu. C’est ainsi qu’en Suisse, le 5 juin 2016, une votation a été organisée pour inscrire le RBI dans la Constitution. C’est ainsi qu’en Finlande, l’expérimentation d’un RU est à l’étude pour l’année à venir.
La proposition, en soi, paraît très simple : tout individu, de sa naissance à sa mort, recevrait de l’Etat un tel revenu, le même pour tous, qu’il soit riche ou misérable, et qu’il soit salarié, patron, étudiant ou pêcheur à la ligne. Une telle proposition peut sembler à certains fort légitime, en particulier à des étudiants ne pouvant financer leurs études, à des jeunes à la recherche d’un premier emploi, à des chômeurs en fin de droit, etc.
Reste juste à voir la question de son montant, et de la manière dont on finance ce projet. La présentation du projet débattu en Suisse montre quelles sont les réponses qu’apportent les initiateurs de ce Revenu universel. Elle montre également que l’objectif central de ce type de projet est de disloquer la classe ouvrière, de démanteler les principaux acquis arrachés par les salariés, d’en finir avec la classe ouvrière « pour soi » et avec tout combat de classe.

Il y a deux ans, les initiateurs du RBI ont recueilli 100 000 signatures nécessaires à ce que leur projet soit soumis à votation.
La proposition est formulée de manière simple.
Votation du 5 juin 2016
De quoi s’agit-il ?
L’initiative demande que la Confédération instaure un revenu de base inconditionnel.
Ce revenu doit permettre à l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique, indépendamment de l’exercice d’une activité lucrative.
La question à laquelle vous devez répondre :
Acceptez-vous l’initiative populaire « Pour un revenu de base inconditionnel » ?
C’est au cours de la campagne électorale que les précisions ont été apportées par les animateurs de la campagne. On peut les trouver exposées, par exemple, dans le quotidien suisse « Le Temps ».
Ralph Kundig, principal animateur de la campagne en faveur du RBI (et Président du BIEN-CH*) explique que
« Le montant du RBI n’est volontairement pas fixé dans l’initiative » mais que « Le texte de loi spécifie cependant qu’il « doit permettre à l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique. ». La proposition des initiants d’un RBI de Fr. 2’500.- … ne remplace les prestations sociales que jusqu’à hauteur de son montant … » (Le Temps, 14 février).
Cette somme, équivalant à 2250 euros par mois, est à relativiser, eu égard au coût de la vie en Suisse. Mais même en Suisse, ce niveau semble inaccessible. Le philosophe Philippe Van Parijs, lui-même grand défendeur du revenu universel, a jugé ce niveau « irréaliste » (Le Temps 9 mars).
Mais Ralph Kundig affirme que sa proposition est réalisable en supprimant toutes les aides et allocations (allocations chômage, aide aux études), et en réduisant d’un même montant les pensions de retraites (AVS) et les salaires : « Un montant de Fr. 2’500.- a été avancé par les initiants en se référant à l’AVS dont la rente maximale pour une personne seule s’élève à Fr. 2’350.- (...) elle permet d’introduire un RBI se substituant simplement à la première tranche de revenu » ( 9 mars).
R. Kundig précise (le 14 avril) que « un RBI n’est pas un coût pour l’économie, c’est un bénéfice. D’une part, il simplifie et réduit les coûts de notre Etat social en permettant l’économie de plusieurs prestations sociales financières qu’il remplace, notamment l’AVS, les allocations d’études ou familiale, l’AI, l’aide sociale et une partie du chômage ».
Ainsi 90% du RBI serait financé par suppression et captation de « prestations sociales », des pensions de retraites et d’une part majeure du salaire : « Économiquement parlant, le RBI représente un volume annuel de 200 milliards, soit donc près d’un tiers du PIB suisse. Cependant, le financement réel nécessaire ne s’élève qu’à 20 milliards de francs... » (R. Kundig, 9 mars). Pour financer cette somme qui représente « moins de 3% du PIB. (…) il suffit d’introduire une micro taxe sur toutes les transactions financières électroniques (TTFE) du pays de 0.02% ». (14 avril).
En fait, ce dernier point n’est guère crédible : une telle taxe toucherait les consommateurs pour les achats et paiements par internet ; tandis que les financiers sont protégés par les paradis fiscaux.
Les initiateurs prétendent que les « citoyens » pourraient ainsi renoncer à un emploi rétribué et se livrer à des activités socialement utiles et plaisantes. Ils répètent en même temps que, selon des « études », 2% seulement des gens cesseraient de « travailler »… donc qu’il n’y aurait pas de risques qu’une masse de salariés abandonnent leur travail : si cela était vrai, quel est donc l’intérêt d’un tel bouleversement qui ne profiterait qu’à une petite fraction de la population désireuse de se consacrer à un hobby, une activité de création, etc. ?
Les chômeurs, quant à eux, ne bénéficieraient guère de ce dispositif, puisque devraient en même temps être supprimées les allocations chômage.
Les seuls qui pourraient bénéficier de ce système, au détriment des salariés, seraient les membres de la bourgeoisie et ceux qui - déjà détenteurs d’un petit capital ou héritiers d’un ou deux logements - pourraient cesser de travailler en se contentant de leur revenu de base.
Au final, le gain pour la bourgeoisie semble mince alors qu’un tel bouleversement semble difficile à mettre en place, et incertain dans son financement.
L’essentiel est donc ailleurs.

Le point de départ du raisonnement en faveur du revenu de base est toujours le même, que ce soit en Suisse ou en France : la « 4e révolution industrielle » rendrait le travail en grande partie inutile et conduirait à un chômage massif : « Les emplois menacés d’automatisation - ou d’externalisation - ne se limitent plus aux activités peu qualifiées. Les bonds de l’intelligence artificielle la mettent en concurrence directe avec les emplois, même de cols blancs ». (14 avril).
![]() | C’est un leitmotiv : « Avec l’intelligence artificielle, la robotique ou l’ubérisation, la 4e révolution industrielle va détruire 50% des emplois d’ici 20 ans et en créer très peu. Telles sont les conclusions de diverses études techniques, du forum de Davos et de Thomas Flatt, le président de swissICT » (9 mars). « Le chômage augmente,(…) la croissance économique est en berne. L’évolution en cours sonne le glas d’une économie et d’une protection sociale fondées sur l’emploi. » (Le Temps 14 avril).
En France, Myriam al Khomri dit la même chose. L’exposé des motifs de son projet de loi commence par ces mots : « Mesdames, messieurs, le monde du travail entre dans une phase de profonds changements » et elle indique notamment : « Le numérique bouleverse un à un tous les secteurs économiques et change la vie quotidienne au travail. Il permet l’émergence de nouvelles formes d’emploi et favorise la multi-activité ». |
Or l’objectif assigné au RBI n’est jamais de réduire le chômage et la précarité, qui sont au contraire présentés comme un avenir incontournable : « Aujourd’hui, l’utopie n’est plus le RBI, mais de penser qu’un système social dépendant du plein-emploi est encore pérenne » (Kundig le 14 avril).
Il s’agit donc de rendre socialement acceptable la précarité de masse et le chômage que les défenseurs du RBI jugent inévitables. Le RBI fonctionnerait comme un filet de sécurité facilitant les licenciements, l’enchaînement des petits boulots. Et permettrait d’éviter toute insurrection sociale.
R. Kundig est clair : « Pour l’entrepreneur, le RBI soutient la prise de risques et le décharge en même temps de sa responsabilité d’assurer la survie de ses employés. Il peut plus aisément ajuster le volume de travail aux besoins de l’entreprise. » (9 mars). Autrement dit : licencier à volonté, voire instituer le contrat « zéro heure » à l’anglaise. Cela dans le cadre du capitalisme qui apparaît ici comme le seul futur possible. C’est ce que confirme aussi cet argument en faveur du RBI : « il encourage les gains en productivité, l’innovation et la création d’activités. » (14 avril).
Il s’agit donc de contribuer à la pérennité du capitalisme comme mode de production fondé sur l’exploitation des salariés, y compris en stimulant une productivité dont la croissance est jugée insuffisante par nombre d’économistes soucieux de la bonne marche de ce mode d’exploitation.
On comprend mieux le discours sur l’automatisation et la robotisation qui provoqueraient le chômage. Or, ce n’est pas l’automatisation en tant que telle, le numérique, etc., qui créent le chômage et la précarité, mais l’organisation capitaliste du travail. Avec une autre organisation du travail, qui ne serait pas fondée sur la recherche incessante du profit, on peut à l’inverse remplacer les tâches les plus pénibles, ré organiser la production et diminuer massivement le temps de travail.
Par ailleurs, si l’on considère que, dans le cadre du capitalisme, une productivité accrue contribue au chômage, comment Kundig, qui n’en est pas à une contradiction près, peut-il se féliciter que le RBI « encourage les gains en productivité » ?
En fait, il s’agit surtout, pour les défenseurs du RBI, de contourner la réponse que les travailleurs ont toujours apportée pour limiter l’exploitation et contrecarrer le chômage, réponse à la fois immédiate et transitoire : l’exigence de la baisse du temps de travail. Ce n’est pas un hasard si se développe aujourd’hui la revendication des 32 heures, alors même que l’exigence patronale est d’augmenter le temps de travail tout en licenciant.
Mais les promoteurs du RBI, qui n’envisagent pas d’autre société que le capitalisme, refusent l’idée même d’une baisse du temps de travail.
Ce refus d’envisager une baisse du temps de travail est d’autant plus remarquable si l’on se souvient que la semaine légale en Suisse est l’une des plus élevée d’Europe, de 45 à 50 heures. Certes, en pratique, les salariés suisses ont souvent obtenu de faire moins (42 à 44 heures). Mais en 2015, prétextant la hausse du franc suisse, certaines des plus grosses entreprises ont remonté le temps de travail au maximum légal. Sans augmenter les salaires.
Le belge Philippe Van Parijs est encore plus clair : il affirme son hostilité à une « réduction autoritaire (sic) du temps de travail » déclarée inefficace (Le Soir, 2/12/2014). On aura traduit : c’est la flexibilité totale du temps de travail qui se prépare. Et l’individualisation absolue, au gré des besoins patronaux.
C’est vouloir passer à la poubelle deux siècles de combat des salariés, combat qui fut longtemps ordonné par la revendication de 8 heures maximale de travail par jour.
De fait, la proposition du revenu de base se dresse contre la revendication du droit au travail (droit à un emploi salarié) et contre la revendication de la baisse du temps de travail, du partage du temps de travail entre tous (sans baisse des salaires ni flexibilité).
En fait, c’est une fracturation totale du salariat que prépare ce système. À côté d’une mince couche de profiteurs issus des rangs de la bourgeoise, grande ou petite, (ceux pour qui le RBI, du fait de leur fortune personnelle, servirait d’argent de poche), il y aurait la grande masse des salariés. Mais ceux-ci seraient répartis entre deux pôles distincts : d’un côté, il y aurait des salariés intermittents, précaires, à temps partiels, à qui le RBI servirait de « filet de sécurité », de « kit de survie ». De l’autre, des salariés qui - essayant d’avoir un véritable emploi et un plein salaire - accepteraient de faire 45 ou 50 heures par semaine pour ne pas devoir survivre avec le seul RBI.
Cette nécessité serait d’autant plus grande que, en réalité, personne ne croit vraiment que pourrait être instauré un RBI à 2500 francs suisses pour chaque adulte. Un autre théoricien du RBI, Philippe Van Parijs explique (Le Temps du 9 mars) que ce montant est « irréaliste car trop élevé » et qu’il faut se contenter de 986 francs. Cette affirmation provoque l’ire de Ralph Kundig, car il n’est pas possible de vivre « dignement » en Suisse avec cette somme.
Les salariés devront donc continuer à travailler durement, d’autant plus que le salaire versé par les patrons sera amputé du montant du RBI versé par l’État.
Le RBI, doit permettre aux patrons d’utiliser cette masse de chômeurs selon les besoins nouveaux du capitalisme en leur proposant emplois précaires, missions et temps partiels. Cela à côté d’un salariat « classique » exploité 42 ou 50 heures.
![]() | Pour la Suisse, c’est une perspective fort concrète quand on sait qu’une part essentielle du salariat chargé des tâches les moins payées est constitué de migrants et de frontaliers. Or, les initiateurs précisent que les étrangers devront résider depuis plus de 24 mois en Suisse pour « bénéficier » d’un RBI... Cela élimine donc une masse de travailleurs immigrés et tous les frontaliers. Ce système propose - in fine - d’atomiser la classe ouvrière, de renvoyer les salariés à leur condition d’individu, de dissoudre ce qui fonde la classe ouvrière en tant que classe. |
Mais cela ne peut être réalisé qu’en démantelant les acquis sociaux.
Cela passe d’abord par la confusion systématique entre salaire (direct et indirect) et aides financées par l’État. Le projet entend nier l’existence de classes antagoniques. Il vise à en finir avec tout combat sur les revendications qui unifient les salariés.
Cela passe ensuite par l’attribution à chacun d’un « revenu » (et non d’un salaire) sous prétexte que tout individu serait socialement « utile » (proxénètes et évêques inclus ?).
Ce n’est pas un hasard si les initiateurs de ce RBI tiennent un discours fumeux sur le « travail », notion qu’ils attribuent à toute activité jugée socialement utile, camouflant le fait que ce sont les salariés qui, dans le système capitaliste, produisent l’écrasante majorité des « richesses ».
R Kundig écrit ainsi : « Aujourd’hui déjà, le salaire n’est plus corrélé à l’utilité réelle du travail. Seuls 40% de la population touche un revenu de son travail. Le reste exerce l’activité aussi nécessaire à la production de richesse, mais non payée, comme s’occuper des proches, se former, travailler bénévolement, développer la culture ou l’art. Au XXIe siècle, il est obsolète de considérer le travail payé comme seule source de revenu, d’intégration sociale et de valeur humaine » (Le Temps du 4 février).
On remarquera notamment le formule « s’occuper des proches ». Avec un RBI, plus besoin de revendiquer des crèches, une aide à domicile pour s’occuper d’un vieillard, une aide médicale pour un handicapé ou un malade : celui qui touche un RBI pourra cesser de travailler pour s’occuper de ses enfants, soigner ses parents, etc. Et le retraité sera invité à garder ses petits enfants qui n’ont pas de place en maternelle. Car - moralement - tout RBI implique une activité socialement utile…
C’est une forme de christianisme social. On voit ainsi une partie des dirigeants du P.S. suisse approuver ce projet. C’est le cas d’Ada Marra, qui est aussi l’une des dirigeantes de la puissante association Caritas Suisse (liée au Vatican). Les Verts sont eux aussi favorables à ce projet.
Mais les patrons suisses, bien que certains soient sensibles aux « mérites » du RBI, rejettent globalement ce projet qui leur semble une aventure financièrement incertaine et lourde d’imprévus. Par contre, ils sont tout à fait sensibles, comme leurs collègues d’autres pays, à des mesures précises s’engageant sur cette perspective, telle que la flexibilité totale des horaires et des emplois.
Et les syndicats suisses sont hostiles à ce projet.
Dans ces conditions, la votation fut battue le 5 juin, approuvée par seulement 23,5% des votants (et 10,6% des inscrits). Mais la question rebondira, en Suisse et ailleurs.
En effet, cette discussion intéresse toutes les bourgeoisies, et notamment la bourgeoisie française. Car, sur cette voie, le capitalisme peut construire des réponses « partielles » fort dangereuses pour les salariés et, quant à elles, plus facile à bâtir.
C’est le cas des propositions faites par le rapport de C. Sirugue qui complète, d’un point de vue pratique, le rapport produit par le Conseil national du numérique (qui recommande d’aller vers un revenu universel et inconditionnel). Christophe Sirugue propose ainsi une première étape : la fusion de toute une série d’allocations et d’aides de nature fort diverses…
Et c’est la raison pour laquelle on vit, début janvier, une députée du P.S. (Delphine Batho) et un député lourdement à droite (Frédéric Lefebvre) s’enthousiasmer à l’Assemblée pour le projet de revenu universel. (Cf le compte-rendu des débats à l’A.N. : amendements 511 et 552 au projet de loi République du numérique). On y voit Lefebvre expliquer sans rire : « L’idée d’un revenu de base a été défendue par des personnalités aussi différentes que Milton Friedman, grand libéral et conseiller de Ronald Reagan, Lionel Stoléru ou Michel Foucault ». Et développer une argumentation qui est le même que celle de Ralph Kundig.
Touts ces projets semblent certes peu crédibles.
Mais ils fixent une perspective, en ouvrant la voie à des mesures particulières redoutables, dont la flexi-sécurité chère à la CGT, autre appellation du compte personnel d’activité.
Il y a donc, et il y aura, nécessité de combattre ces projets.
* BIEN-CH : acronyme de « Basic Income Earth Network » (réseau mondial du revenu de base), section Suisse.