Uruguay : de la naissance des Tupamaros à l’avènement de la dictature
Jose Mujica, élu à la tête du pays est souvent présenté comme un président normal, refusant la grande majorité de son salaire. Il jouit de son prestige d’ancien Tupamaros, prisonnier pendant la dictature militaire.
Mais alors qu’aujourd’hui, des voix continuent de s’élever en Uruguay pour que les exactions soit jugées, Jose Mujica, et plus généralement la coalition du Frente Amplio à la quelle participe le mouvement des Tupamaros, n’ont pas abrogé la loi d’amnistie, dite d’impunité, qui a permis une transition de la dictature en gardant intact l’appareil d’État.
Crise économique à la fin des années 50
Le développement économique ralentit à la fin des années 50, soumis à forte concurrence des marchés, mettant en grande difficulté la bourgeoisie uruguayenne. Le secteur agricole a une grande importance dans l’économie du pays, très largement dépendant de ses exportations. De cette situation découlent des tentatives de retour à une politique protectionniste, notamment pour le secteur agricole. Une politique d’inflation est menée pour préserver le taux de profit du secteur agricole, mais au détriment des salaires réels des travailleurs.
Deux partis bourgeois forment les piliers de la vie politique depuis le début du XIXe siècle : le Parti blanco (ou national), principal défenseur des intérêts des propriétaires terriens et le Parti colorado, instrument de la bourgeoisie commerciale de Montevideo.
Lors des élections de 1962, le PCU (Parti communiste uruguayen) s’allie avec des dissidents du Parti colorado, suivant une tactique d’alliance avec toutes les forces progressistes du pays. Au même moment, le PS (Parti socialiste) fait de même avec des dissidents du Parti blanco. Les résultats sont catastrophiques, avec respectivement 3,5% et 2,2% des voix, le PS perdant toute représentation parlementaire. Ces élections sont remportées d’une courte tête par le Parti blanco avec 46% des voix devant le Parti colorado.
Face à ce qui semble être une impasse pour le mouvement ouvrier, certaines personnes issues du PS recherchent une autre voie, en s’inspirant de la guerilla qui a précédé la révolution cubaine.
Naissance des Tupamaros
Le Mouvement de libération nationale des Tupamaros, (MLN-T), se forme au début des années 60, autour notamment du mouvement des caneros (ouvriers agricoles), organisé en particulier par Sendic, ancien membre du PS, mais aussi avec d’autres dissidents du PS ou du PC, des groupes anarchistes ou maoïstes mais aussi des chrétiens et des membres « progressistes » du Parti blanco, comme Jose Mujica.
Le programme reste très vague, vu la diversité des militants qui compose ce mouvement, mais le mouvement s’organise autour de la lutte armée pour la libération nationale, en vue d’une certaine idée du socialisme, inspiré par la révolution cubaine. Le MLN-T reprend des discours nationalistes, notamment « il y aura une patrie pour tous ou il n’y aura de patrie pour personne ». Partant de l’analyse que la situation de crise rend nécessaire la lutte armée, la guerilla doit être urbaine au vu des conditions particulières du pays.
Cette tactique de guerilla se veut une réponse à la faible mobilisation des masses, recherche de raccourci en s’affranchissant du prolétariat et du rôle historique qu’il a à jouer lors d’une révolution socialiste.
Le ciment qui maintient ces groupes est l’action : il y a très peu de discussions « théoriques » ou sur l’orientation. L’accent est mis sur le rôle sacrificiel, exemplaire de courage et d’héroïsme que doit suivre chaque militant. Une des thèses adoptées est : « Une seule organisation, une seule discipline, une seule direction, un seul statut ».
Les militants Tupamaros sont en majorité des étudiants (environ 30%), mais comptent aussi une grande proportion de travailleurs indépendants ou d’employés (chacun 20%). On compte aussi une petite proportion d’ouvriers mais aussi des chrétiens, notamment des curés, suffisamment nombreux pour organiser une colonne.
Au départ, les Tupamaros lancent des actions spectaculaires, comme des attaques de banques ou de casino, des vols d’armes, de nourriture ensuite redistribuée au peuple, de soutien aux carneros, ce qui suscite l’appui de la majorité de la population.
Plusieurs fois démantelées puis reformées, le MLN-T connaît à la suite du durcissement de la répression de l’État, une dérive militariste à partir des années 70, avec des attentats visant des personnes, des enlèvements allant jusqu’à l’exécution d’un agent du FBI, Dan Mitrione. Tout ceci conduit à isoler un peu plus le MLN-T de la population.
Création du Frente Amplio (FA, ’front large’)
Le Frente Amplio rassemble le PCU, le PS, le Parti démocrate chrétien et des secteurs progressistes des partis bourgeois Parti blanco et Parti colorado. La CNT, la convention nationale des travailleurs créée en 1964 : la centrale syndicale uruguayenne accompagne ce rassemblement, qui se formalise par un meeting le 26 mars 1971.
Son programme ressemble beaucoup à celui de l’unité populaire chilienne : réforme agraire, nationalisation du secteur bancaire, monopole du commerce extérieur, non-paiement de la dette.
D’abord méfiant par rapport à tout processus électoral, le MLN-T lance le mouvement des indépendants du 26 mars, qui formule une demande d’adhésion en avril 1971.
Montée de la répression
L’année 68 est celle d’une très forte mobilisation étudiante et lycéenne contre l’augmentation des frais de scolarité, qui débouche sur des occupations de lycées et de violents affrontements avec la police. L’année suivante, c’est au tour des employés bancaires de lancer un grand mouvement de grève, durement réprimé par le pouvoir.
La dérive ultra-militariste des Tupamaros a pour conséquence de les couper peu à peu de tous les soutiens populaires qu’ils avaient pu gagner par leurs actions initiales. En même temps, à partir de 1967, le gouvernement Pacheco (membre du Parti colorado) prend des mesures d’exceptions, restreignant la liberté de la presse, autorisant détention arbitraire, etc. Le Parti socialiste est dissout le 2 décembre 1967.
Une armée progressiste ?
En 1971, un document du programme des Tupamaros précise qu’en l’absence de masses révolutionnaires, les forces armées, ou du moins une fraction d’entre elles, peuvent jouer un rôle progressiste, voir même celui d’avant garde de la révolution.
En février 1973, alors que le coup d’état militaire est en gestation, les Tupamaros négocient avec l’armée, espérant en détacher les secteurs dits « progressistes » qui organiseraient un coup d’état pour la reconstruction nationale, contre les délits économiques. Ainsi, des communiqués publiés par l’armée le 9 février 1973 sont accueillis positivement par le Frente Amplio comme par le Parti communiste. Le principal « théoricien » du PCU, Arismendi, ira même jusqu’à proposer un « front unique entre les salopettes, la soutane et les uniformes ».
L’armée utilise cette collaboration pour neutraliser la résistance du mouvement ouvrier, en vue d’asseoir le coup d’état militaire qui débouchera sur la dictature. La tentative de « tupamarisation » de l’armée est un cuisant échec, et lorsqu’une grève générale est lancée par la CNT et le Frente Amplio le 27 juin contre le coup d’état militaire, les Tupamaros sont absents.
La répression durant la dictature sera féroce : interdiction des partis ouvriers, assassinats, enlèvements.
Ces épisodes illustrent tristement où peuvent mener des illusions sur la nature de l’État, et en particulier de son appareil militaire. Dans une situation politique sans perspective ouverte par les partis ouvriers cherchant à s’allier avec des partis ou organisations bourgeoises, la politique de guérilla des Tupamaros a été une vaine recherche de raccourci révolutionnaire, où l’avant garde armée remplace le prolétariat, conduisant à se couper des masses. Cette orientation devient suicidaire à l’approche du coup d’état, lorsque les Tupamaros cherchent un accord avec des franges dites progressistes de l’armée, contribuant à désarmer le mouvement ouvrier à la veille du coup d’État.
Le Partis blanco (aujourd’hui Parti national) et le Parti colorado se sont constitués lors de l’indépendance de l’Uruguay en 1836, à la suite de désaccords entre deux généraux : Oribe et Rivera.
Le général Oribe défendait les intérêts des propriétaires terriens, alors que le général Rivera représentait des intérêts particuliers de la bourgeoisie urbaine. Pour étendre leur influence dans la région, l’Argentine et le Brésil soutiennent chacun un des camps. Ces tensions conduiront à une guerre civile qui se transforme en guerre régionale. Le conflit voit la victoire du Parti colorado, qui se maintiendra au pouvoir jusqu’en 1958.
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Photo p.10 : drapeaux du Frente Amplio