Note de lecture : Art, politique et révolution de Louis Gill
Alors que les mobilisations révolutionnaires au Moyen-Orient, et plus particulièrement en Syrie, s’accompagnent d’une explosion artistique, alors que nombre d’artistes utilisent leur production pour exprimer leur engagement dans la révolution, l’ouvrage de Louis Gill, Art, politique, révolution publié en 2012 est d’une brûlante actualité.
Dans cet ouvrage, Louis Gill explore les différents manifestes « pour un art indépendant » publiés dans son pays, le Québec, en 1948. Il montre comment Refus global, écritfi politique « fondateur du Québec moderne » et Prisme d’yeux ont influencé leur époque.
L. Gill rappelle à cette occasion les manifestes du dadaïsme et du surréalisme qui les ont influencés. Et à travers ces manifestes, il montre comment la recherche de la libération de l’esprit comme fin en soi a fait place à la conviction de la nécessité d’une révolution de la société comme condition de la liberté de la création artistique et de la création intellectuelle en général.
Refus global publié en août 1948 est un « rejet de la société québécoise arriérée de l’époque » de la « grande noirceur », cette période dominée par les gouvernements autoritaires de Maurice Duplessis (1936-39 et 1944-59). Cet écrit politique publié à l’initiative de Paul-Émile Borduas est « un plaidoyer en faveur d’une libération sociétale générale nécessaire à l’indépendance de l’art ». Alors que Prisme d’yeux publié six mois avant « est essentiellement un manifeste en faveur de la liberté de la pensée et de l’indépendance de l’art ».
Le livre de Louis Gill rend compte, à travers les manifestes du mouvement Dada (1916-1922), du surréalisme (1924 et 1930) et le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant (1938) signé par André Breton, comment on passe « d’une simple recherche de libération de toutes les ressources de l’esprit comme fin en soi, jusqu’à l’extrême caricatural de la fustigation de toute logique et de l’apologie du "scandale pour le scandale" caractéristique du dadaïsme et de la première période du surréalisme, à la conviction acquise de l’insuffisance de la simple révolution de l’esprit et de la nécessité de l’action politique destinée à révolutionner la société ».
Il met aussi en lumière les différences entre un art apolitique (tel le mouvement dada français) et le mouvement dada allemand étroitement lié à la révolution des conseils ouvriers de 1919 et 1923.
Il souligne le rôle joué par André Breton dans le cheminement du mouvement surréaliste et il rappelle le rôle de ceux qui, d’anciens fondateurs de ce mouvement, sont devenus, sous l’influence du stalinisme, des défenseurs de la dictature du Parti sur la pensée et sur l’art.
Louis Gill rappelle l’importance du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant. Ce texte est élaboré en 1938, alors qu’en Allemagne, l’art officiel nazi doit vanter la pureté de la race aryenne, la virilité des hommes, et soutenir sans faille au régime, et qu’en URSS, au nom du « réalisme socialiste », l’artiste doit impérativement se soumettre aux objectifs du Parti communiste stalinisé, défendre l’esprit national et louer la gloire de Staline. Autant de canons qui sont en réalité la double négation de l’art et du socialisme.
« L’art véritable, c’est à dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits mais s’efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l’homme et de l’humanité d’aujourd’hui ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c’est à dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l’entravent et permettre à toute l’humanité de s’élever à des hauteurs que seuls les génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture ».
D’où le mot d’ordre : « L’indépendance de l’art - pour la révolution ; la révolution - pour la libération définitive de l’art ! ».
C’est la raison pour laquelle ce manifeste ne rejette pas le « communisme » et se démarque totalement du stalinisme : « non seulement il ne représente pas le communisme mais en est l’ennemi le plus pernicieux et le plus dangereux ».
Et d’affirmer que « si pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime de plan centralisé, pour la création intellectuelle, elle doit, dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle ».
Ce caractère inaliénable de l’entière liberté de l’art et de toute production intellectuelle en général, littéraire et scientifique, est synthétisé par le mot d’ordre :
Et Louis Gill de commenter : « Cette dimension du manifeste est aujourd’hui plus que jamais d’un brûlante actualité, en particulier dans le domaine scientifique, avec l’importance prépondérante prise par la recherche appliquée, orientée en fonction des besoins immédiats des organismes et entreprises privées qui la financent, au détriment de la recherche fondamentale ».
Louis Gill consacre aussi un chapitre à l’article de Léon Trotsky, L’art et la révolution, publié un mois avant l’élaboration du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant. Car L’art et la révolution est l’un des derniers écrits d’une liste d’articles de Trotsky sur l’art et la culture (1). Il répond à nombre de questions : doit-on rejeter l’art sous prétexte qu’il est l’expression de la classe dominante ? Où est sa place dans le processus révolutionnaire ? Quelle doit-être l’attitude d’un parti communiste au pouvoir devant la création artistique ? Peut-il y avoir un art prolétarien ? Comment se forgera une nouvelle culture ?
Pour Trotsky, la notion même « d’art prolétarien » ou de « culture » prolétarienne est dénuée de sens, le but de la révolution est d’en finir avec la culture de classe et d’ouvrir la voie à la culture humaine :
« Un pouvoir authentiquement révolutionnaire ne peut ni ne veut se donner la tâche de diriger l’art, et moins encore de lui donner des ordres, ni avant, ni après la prise du pouvoir. Une telle prétention n’a pu venir à la tête que d’une bureaucratie ignorante, impudente, ivre de sa toute puissance et qui est devenue l’antithèse de la révolution. L’art, comme la science, non seulement ne cherchent pas de direction, mais, de par leur nature même, ils ne peuvent en supporter une. La création artistique obéit à ses lois même quand elle se met consciemment au service d’un mouvement social. Une création spirituelle authentique est incompatible avec le mensonge, l’hypocrisie et l’esprit d’accommodement. L’art peut être le grand allié de la révolution pour autant qu’il restera fidèle à soi-même ».
À la fin de l’ouvrage, Gill revient sur les manifestes québécois : Rupture inaugurale (1947) et Refus global (1948).
Il fait état des positions artistiques du groupe québécois et des ses positions politiques.
Critiquant les premières expériences surréalistes qui consistaient surtout à traduire les rêves en se définissant comme un « automatisme psychique », le québécois Borduas propose un automatisme qu’il appelle « expérimental » et que Gaveau, autre membre du groupe, nommera « exploréen » :
« C’est un peu comme si on provoquait le rêve directement sur papier ou sur toile, à force de triturer les lignes et les sons, les formes et les sens, provoquant ainsi le surgissement de la créativité, mais d’une créativité qui se charge au fur et à mesure de conscience et laisse enfin place à la création, à l’œuvre ».
« Nous sommes aussi éloignés, dit Borduas, du réalisme socialiste où l’art est mis au service de la révolution que de l’imagerie surréaliste où les figures de rêve sont antérieures à l’œuvre : “en cours d’exécution, aucune intention n’est apportée au contenu” ».
Mais, dit Gill, « Si la condamnation de la société existante par le manifeste est radicale, on ne peut […] en dire autant des perspectives de l’action politique à mener pour la remplacer et mettre en place les conditions essentielles à l’indépendance de l’art que le manifeste appelle à grands cris ».
Mais à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, le stalinisme à son apogée (il tire profit des combats victorieux menés par les masses de l’URSS contre le nazisme). Dans ce contexte, nombre de mouvements artistiques antérieurement liés à la révolution se soumettent à Staline et à la bureaucratie contre-révolutionnaire. Cette absence de perspective politique peut, dit Gill, dans une certaine mesure, « s’expliquer par l’état d’appauvrissement de la pensée produit par les années de stalinisme, qui ont amené d’importantes fractions de la population à assimiler le socialisme et le communisme à la dramatique caricature qu’en a fait le stalinisme, et à voir comme une fatalité inhérente au marxisme lui-même la dégénérescence stalinienne ».
À la fin de l’ouvrage, Louis Gill rappelle « la constante qui se dégage de ce tour d’horizon : l’aspiration à la plus grande liberté et à l’indépendance de la création dans le domaine de l’art, mais aussi dans ceux de la science et des autres activités humaines ».
Il montre l’apport fondamental du deuxième manifeste du surréalisme (1930) : « dépasser les limites d’une révolution du seul esprit […] en posant la question du régime social existant, la nécessité de le changer, et l’action politique à engager pour y arriver ».
Et il indique que, pour Trotsky, la création artistique a toujours été un acte de protestation contre la réalité. Comme il s’agit d’une crise d’ensemble de la culture et de la société, l’art ne peut échapper à cette crise, ni assurer par lui-même son sauvetage. L’évolution de la création artistique, l’indépendance de l’art (et donc la liberté de création), sont ainsi liées aux processus économiques historiques, et aux révolutions. D’où le mot d’ordre du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant co-rédigé par Trotsky et Breton :
Et de conclure que « la formule finale du Manifeste de Trotsky et Breton est plus que jamais d’actualité ». (2)
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- (1) Louis Gill, Art, politique, révolution. Manifestes pour l’indépendance de l’art. Ville Mont-Royal, M éditeur, 2012.
- (2) Littérature et révolution de Trotsky est un ensemble d’écrits qui a été réédité en 2000 (suivi de Questions du mode de vie), éditions de la Passion.
https://www.marxists.org/ ; https://www.marxists.org/francais/t...
(3) Trotsky a collaboré à la rédaction du manifeste Pour un art indépendant, signé par André Breton et Diego Riviera (1938).