La question centrale de l’enseignement
C’est, depuis la révolte des « pingouins » de 2006 et celle des étudiants de 2011, la question de l’école qui tend à centraliser le combat pour en finir avec l’héritage du régime Pinochet. Avec des hauts et des bas. Depuis 2011, les étudiants chiliens ont réalisé près d’une centaine de manifestations pour demander une éducation publique de qualité et exiger une réforme en profondeur d’un système éducatif largement privatisé et inégalitaire.
Pour le gouvernement Bachelet, il était donc décisif d’éviter une nouvelle explosion sociale sur la question de l’école et de l’université. Or, tous les ingrédients pour une nouvelle révolte demeurent, en particulier le coût exorbitant des études dans une situation où la crise économique menace. Les familles s’endettent souvent et les étudiants doivent aussi rembourser des emprunts durant nombre d’années.
C’est donc une revendication populaire. En outre, une fraction de la bourgeoisie a besoin de disposer d’une main d’œuvre qualifiée, voire très qualifiée, plus abondante.
Pour cette raison, Bachelet avait fait de cette question une promesse centrale de sa campagne électorale. Aussitôt après son arrivée au pouvoir, son gouvernement propose le « dialogue » sur plusieurs réformes de l’enseignement, tout en promettant le développement de la gratuité.
Mais les étudiants ne revendiquent pas la seule gratuité des études (qui peut être mise en œuvre par un système de « voucheurs » accordés aux familles, ou bien directement par le financement des établissements privés par l’État). Les étudiants veulent aussi un enseignement public et de qualité.
Un précédent gouvernement avait tenté de désamorcer cette vieille revendication en interdisant que les universités privées subventionnées par l’État, majoritaires, puissent réaliser des profits : une interdiction allègrement contournée. Dans ces conditions, très vite, les organisations étudiantes appelaient à mobilisation.
La manifestation du 8 mai a été la première manifestation depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement. La CONFECH (Confédération des étudiants du Chili) avec d’autres organisations étudiantes et deux associations d’élèves du secondaire (CONES et ACES) ont appelé à cette manifestation qui a rassemblé près de 100 000 personnes à Santiago. Des manifestations ont eu lieu dans d’autres villes du pays. Une autre journée de mobilisation, aussi forte, a lieu le 10 juin 2014.
Mais il s’agissait plus de « faire pression » sur le gouvernement que de combattre frontalement le projet.
Cette ambiguïté est accentuée par une lettre publique appelant à la fois à participer à cette manifestation et à ouvrir le dialogue. Cette lettre est notamment signée par les deux nouvelles députés du PC et membres de la coalition gouvernementale, Camila Vallejo et Carol Kariola.
Or, quelques jours auparavant, ces deux députés annoncent un futur projet de loi pour renforcer l’interdiction déjà faite aux universités de réaliser des profits. Cette loi serait étendue à tout l’enseignement. Cela sous entend que les établissements privés continueraient d’exister.
Ces manœuvres contribuent à la confusion, dans une situation où le gouvernement prétend développer la gratuité sans toucher à la structure générale du système d’enseignement. Rapidement, les étudiants comprennent qu’il ne s’agit que de modifier le mode de financement des établissements privés : non plus directement et majoritairement par les familles, mais par l’argent du contribuable. Pour Bachelet (avec l’appui de Camilla Vallejo et de toute la coalition), les universités doivent demeurer majoritairement privées.
Très vite, Melissa Sepulveda, nouvelle présidente de la Fédération étudiante de l’Université du Chili (Fech) déclare : « Il y a un gouvernement qui ne présente pas des mesures claires pour réformer l’éducation ». Elle précise le 29 juillet 2014 : « Tant qu’il existe un système national d’éducation publique en concurrence avec le secteur privé pour les ressources, il n’y aura pas de solution » (mais la formule est ambigüe : s’agit il de mettre fin au secteur privé, ou à la concurrence « pour les ressources » entre privé et public ? Cette ambiguïté perdure dans l’actuel projet de la Confech).
Ainsi, alors que le gouvernement a besoin du dialogue social, et qu’il bénéficie pour cela de l’appui du PC, des anciennes dirigeantes étudiantes, et des directions syndicales influencées par le PC, la résistance à la politique du gouvernement Bachelet rend plus difficile ce dialogue.
Pourtant, il semble que bien des militants sous-estiment la fonction de ce « dialogue », ne s’en inquiétant pas puisque, finalement, c’est le gouvernement seul qui décide, sans qu’il y ait codécision.
Or, c’est la fonction même de ce dialogue (qu’il y ait ou non co-décision) d’entraver le surgissement des luttes et de faire cautionner la politique gouvernementale par les organisations. Ce n’est pas à proprement parler de la co-gestion, mais c’est d’une grande utilité pour le gouvernement.
Néanmoins, le gouvernement se trouve confronté à un processus de maturation politique qui se réfracte notamment au sein du mouvement étudiant. À l’Université du Chili, entre 2011 et 2012, Camila Vallejo a dû laisser sa place de dirigeante syndicale à Gabriel Boric, élu à la tête d’une liste de la gauche indépendante majoritaire. Puis en 2014, c’est la liste du FEL (Fédération des étudiants libertaires) qui l’a emporté, menée par Melissa Sepulveda. Et, dans le comité de direction de la FECH se trouvent des représentants des différents courants politiques.
En septembre 2014, la Confédération des Etudiants du Chili (CONFECH) prend ses distances avec la politique de dialogue menée par le gouvernement.
En octobre et novembre 2014, la situation devient conflictuelle sur un autre terrain : celui des conditions de travail et de salaires des enseignants, dont une grande part est frappée par la précarité et la sous-traitance. Le conflit se cristallise contre un projet de réforme des carrières des enseignants présenté par le gouvernement.
Une grande grève est menée à l’automne 2014 en dépit de la volonté du PC (qui dirige le Collège des professeurs) de cautionner cette réforme. Cette grève signifie, au sein de ce syndicat, un échec pour les partisans de la Nueva Mayoria.
Le gouvernement doit donc faire quelques concessions en guise de contre feux.
Inquiet, le gouvernement tente de diviser les opposants en faisant quelques « gestes ». En janvier 2015, il annonce mettre fin à la sélection des étudiants et fait adopter le projet censé empêcher que les écoles subventionnées par l’État fassent des profits
Puis, au mois de mars, Camila Vallejo est propulsée à la présidence de la Commission de l’éducation de la chambre des députés qui ouvre le dialogue avec les dirigeants du Collège de Professeurs, de la CONES (Organisation d’Étudiants des Écoles Secondaires), de la Corpade (Organisation de Parents) ; du Conseil National des Travailleurs de l’Éducation et de la CONFEMUCH, organisation qui regroupe différentes associations et syndicats de l’éducation. Trois projets de loi sont en préparation, l’un concerne la question de la « démunicipalisation » de l’enseignement, l’autre les carrières des enseignants, et le dernier concerne l’enseignement supérieur très majoritairement privé.
Cela dans une situation où la crise menace le gouvernement touché par les scandales.
Le 16 avril, plus de 10 000 étudiants manifestent à Santiago contre le projet de réforme de l’éducation et contre la corruption. C’est le début d’une nouvelle vague de mobilisations. La présidente Bachelet doit demander, le 6 mai, la démission de son gouvernement. Mais le nouveau gouvernement, mis en place le 11 mai, est, pour les trois quarts des ministres, identique.
Quelques jours après, le 14 mai 2015, ont lieu des manifestations d’étudiants dans plusieurs villes. À Valparaiso, deux étudiants sont tués par balles en marge de la manifestation.
À Santiago, des milliers d’étudiants et d’enseignants ont défilé ensemble. La manifestation s’est terminée par des affrontements. Plus de 130 personnes ont été arrêtées.
De fait, la contradiction va croissant entre la politique du gouvernement et les exigences de la jeunesse et des salariés.
Michelle Bachelet tente donc, une fois encore, de « reprendre la main ». Le 21 mai, dans un grand discours à la nation, elle annonce la gratuité des études à partir de 2016 pour les 260 000 étudiants les plus pauvres du pays (60 % des effectifs). Elle espère parvenir ensuite à la gratuité pour tous les étudiants d’ici à 2020.
Mais cela ne suffit plus à désamorcer la mobilisation qui s’est engagée à l’Université.
Le jeudi 28 mai 2015, des milliers de lycéens et étudiants chiliens manifestent de nouveau contre une réforme de l’éducation qui ne répond pas à leurs attentes, et contre la répression policière.
Des affrontements se produisent avec la police.
Le lundi 1er juin commence la grève des professeurs de l’enseignement public pour exiger le retrait du projet de loi définissant leur carrière (en fait, leur statut et conditions de travail). Ce projet, en particulier, conditionne les augmentations salariales des enseignants à une évaluation incessante de leurs compétences et résultats.
La grève est déclarée illimitée. Elle est massive. Le même jour, à Santiago, des dizaines de milliers d’enseignants manifestent. La mobilisation est dirigée par le Collège des professeurs du Chili, qui compte près de 100 000 adhérents, principalement dans les établissements publics du second degré. Le 3 juin, une nouvelle manifestation rassemble 70 000 du premier et du second degrés.
Le vendredi 5, plus de 200 dirigeants syndicaux et délégués sont réunis par le « Colegio » et décident de poursuivre la grève durant la semaine suivante. Depuis la rue, immobiles, un millier d’enseignants suivent les travaux de cette réunion. Cette même assemblée rejette une lettre envoyée par le ministre et ferme la possibilité d’une négociation sur le projet gouvernemental.
Deux jours plus tard, les dirigeants de la confédération des étudiants rejettent l’offre de dialogue formulée par le gouvernement, estimant que le ministre de l’éducation cherche à fragmenter la discussion. Et appellent à rejoindre les manifestations d’enseignants.
Le 10 juin, les manifestations sont donc massives. À l’échelle nationale, il y aurait entre 200 et 400 000 manifestants. Et les étudiants et lycéens font de ce 10 juin une journée de lancement de leur projet de réforme élaboré par la Confech (9 Principios para una Nueva Educación), qu’ils opposent à celui du gouvernement. Mais ils vont en délégation porter ce projet de réforme… au ministère.
Face au blocage de la situation, le ministre réaffirmant sa volonté de faire voter son projet début juillet, Michelle Bachelet renvoie aux députés le soin d’amender le texte. La commission parlementaire de l’éducation reçoit les dirigeants syndicaux le 11 juin, écoute les critiques portant notamment sur les procédures d’évaluation, leurs conséquences financières, et sur la charge de travail (notamment administratives). Et les députés décident de suspendre le vote jusqu’à nouvel ordre le vote du projet, afin que puissent se poursuivre les discussions dans le cadre d’une commission tripartite.
En dépit de ce geste d’apparente bonne volonté, la réunion nationale des délégués organisée par le syndicat décide, le lendemain 12 juin, de reconduire la grève illimitée pour le retrait du projet de « Carrera Profesional Docente » et appelle à une manifestation nationale le 17 juin.
En même temps, cette réunion accepte la discussion dans le cadre de la commission tripartite.
Devant les entrepreneurs français, elle a insisté sur la stabilité politique et sociale du Chili, un pays fiable où l’on peut investir a-t-elle assuré. « Les programmes de transformation que nous avons lancés, dont la réforme de l’éducation, vont nous permettre d’améliorer la qualité de la croissance et de moderniser nos institutions ».
Le 17 juin, 100 à 200 000 manifestants défilent contre la politique gouvernementale, à l’appel des organisations d’enseignants, d’étudiants, et lycéens.
Le lendemain, les 200 délégués réunis par l’organisation nationale des professeurs, décident la poursuite de la grève illimitée. Mais leur assemblée décide aussi que les propositions formulées par la Commission de l’éducation de la Chambre des députés soient discutées par tous les enseignants.
Une nouvelle réunion nationale est fixée au 24 juin, qui doit faire le bilan de ces discussions à la base. Certains espèrent que cette réunion du 24 marquera la fin de la grève.
Mais l’opposition au projet gouvernemental reste profonde et, au Parlement, les discussions s’enlisent. Le 21 juin, Camila Vallejo, présidente de la commission de l’éducation, se démarque du ministre de l’éducation, affirmant qu’on ne peut faire cette réforme en ignorant les revendications traditionnelles des professeurs. Et, sur cette base, elle prône davantage de dialogue, sur la base des propositions formulées par les députés…
Le mercredi 24 juin, l’Assemblée nationale des enseignants décide de poursuivre la grève illimitée, par 131 voix pour, 41 contre et six abstentions. Et Jaime Gajordo, le président du syndicat appelle à soutenir la manifestation que les étudiants organisent jeudi. Il indique aussi qu’il demande l’intervention directe de Michelle Bachelet dans le conflit.
De son côté, le secrétaire adjoint du syndicat dénonce les manœuvres du ministère et des sommets de la Nouvelle majorité visant à faire cesser la grève en donnant des directives à leurs membres ou sympathisants dans le syndicat.
Il souligne que ni les députés ni le ministre n’ont retiré l’essentiel : « Ce que nous exigeons, cela vise essentiellement la structure du projet, cette question des certifications, ce concept de certification, qui est si anti-éducatif, tellement hors de ce qu’est la pratique pédagogique, tant liée à ce qui est bien plutôt une logique d’entreprise, et cela (…) pour nous est le cœur de ce que nous rejetons dans le projet de carrière des enseignants » .
Et certains représentants des enseignants exigent désormais la démission du ministre de l’Éducation Nicolas Eyzaguirre.
Le samedi 26 juin, la nouvelle tombe : le ministre de l’enseignement est appelé à d’autres fonctions, et il est remplacé au ministère par Adriana Delpiano, membre du PPD (ancienne scission de droite du PS). Mais, bien évidemment, rien n’est réglé et les revendications demeurent entières.
À cette étape, nul ne sait comment va s’achever cette bataille. Mais une chose est sûre : elle marque une nouvelle étape de la lutte des classes au Chili.