Le conseil national de la résistance, un dispositif d’union nationale
Le 70è anniversaire du programme d’action du Conseil national de la résistance (CNR) a donné lieu à nombre d’articles et manifestations diverses. Pour certains, tel le MEDEF, tous les acquis de la classe ouvrière arrachés à la Libération doivent être liquidés. D’autres, parmi les organisations du mouvement ouvrier, tentent d’accréditer l’idée que ces conquêtes seraient le produit de l’unité des forces gaullistes, communistes, socialistes, républicaines…
Pour ces organisations, le regroupement de forces politique dans le cadre de l’« union nationale » constituée par le Conseil National de la Résistance serait un modèle à même de faire face à l’offensive actuelle contre ces acquis.
Cela amène à s’interroger sur la véritable origine du programme du CNR. Quels étaient, en 1943-45, les véritables enjeux politiques en France et de quoi ce document est-il fondateur ?
Origines du programme du CNR
Réunis pour la première fois le 27 mai 1943, le Conseil national de la résistance (CNR) a été créé selon les instructions adressées par de Gaulle à Jean Moulin [1]. Dans un contexte de tensions entre les différents mouvements de la Résistance, il s’agissait non seulement de fédérer la résistance intérieure, mais aussi de faire accepter à ces différents mouvements la reconnaissance de Gaulle comme leur chef. Ce jour là, dix sept personnes se réunirent clandestinement à Paris sous la présidence de Jean Moulin.
Selon de Gaulle, ce rassemblement composé des représentants des principaux mouvements de résistance, des principaux partis de la IIIè République, d’un représentant de la CGT et d’un représentant de la CFTC devait représenter la résistance intérieure tout en formant « l’embryon d’une représentation nationale réduite ».
En réalité, le CNR a exercé ses fonctions dans le cadre des instructions du « chef de la France libre » de Gaulle.
Le programme adopté le 15 mars 1944 est un compromis entre plusieurs versions. On évoque généralement les versions du bureau du CNR, des socialistes, du Front National et du PCF. Le texte adopté aurait été précédé de « cinq autres projets définitifs soumis successivement au CNR » [2].
Mais on parle moins de la « Déclaration aux mouvements de Résistance » [3] rédigée en avril 1942 par de Gaulle à Londres, au fil de discussion avec des résistants venus de France, puis publiée dans les journaux clandestins de la résistance durant le mois de juin. Or cette déclaration qui trace les grandes lignes de ce que devrait être la France à la Libération constitue l’esquisse fondatrice du programme du CNR.
Déclaration aux mouvements de Résistance.
Alors que de larges morceaux de l’appareil d’État sont complètement discrédités par la collaboration, la Déclaration aux mouvements de la résistance prépare la restauration de « l’ordre » et de l’État bourgeois : « combattre toute usurpation, qu’elle vienne du dedans comme du dehors », pour libérer la patrie, et élire l’Assemblée Nationale.
Les bases de la société qui devraient être décidées soi disant « souverainement » sont en fait largement définies : il s’agit de défendre la place du capitalisme français après la guerre, en visant la « restauration de la complète intégrité du territoire, de l’Empire, du patrimoine français et celle de la souveraineté complète de la nation sur elle-même ». Est ainsi célébrée la grandeur de la France - dont l’empire colonial est partie intégrante -, c’est à dire de l’impérialisme français.
Le texte se place sur le terrain de la défense de l’« intérêt général », niant les antagonismes de classe et soumettant les intérêts des travailleurs à ceux de la bourgeoisie. Il s’attaque ainsi aux conquêtes lâchées par le gouvernement du Front populaire, ce « régime qui a abdiqué dans la défaite après s’être paralysé dans la licence » et condamne le « système de coalition des intérêts particuliers qui a joué chez nous contre l’intérêt national » pour mieux défendre l’égalité des chances, « le droit des gens à disposer d’eux-mêmes ». (Si Pineau a obtenu que de Gaulle remanie son projet initial, cette déclaration maintient néanmoins la critique du Front populaire).
La sécurité sociale est présentée comme conjuguée à la sécurité nationale : la défense de droits pour les salariés doit se faire dans le cadre de la reconstruction de l’appareil d’État bourgeois.
Le tournant de 1941
Le dispositif d’union nationale derrière de Gaulle qui se soude à la Libération dans le cadre du gouvernement provisoire a été largement préparé par les membres des organisations du mouvement ouvrier qui, dans la clandestinité, acceptent de se soumettre à de Gaulle.
Contrairement au mythe que l’appareil du PCF a contribué à fabriquer, de Gaulle n’était en rien un homme « de gauche », bien au contraire. Homme d’extrême droite et antirépublicain, il suscitait une grande méfiance. Nommé sous secrétaire d’État à la Défense nationale et à la guerre, le 5 juin 1940 dans le gouvernement de Paul Raynaud, de Gaulle avait participé de 1925 à 1927 au cabinet de Pétain, alors vice président du Conseil supérieur de la guerre. Il s’est réfugié à Londres, en juin 1940, suite à la demande d’armistice de Pétain au lendemain de l’effondrement de l’armée française.
En 1940, dans l’Appel du 18 juin, la devise du général est « Honneur et Patrie » et la République n’est pas dans ses préoccupations.
Mais les événements modifient la situation. Rappelons que depuis septembre 1939, suite aux instructions de Staline (puis de l’Internationale communiste), le PCF considérait que la guerre n’était plus « une guerre antifasciste et antihitlérienne » et qu’il fallait faire la paix avec l’Allemagne nazie [4]. Mais après l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le 22 juin 1941 et sa défaite devant Moscou en décembre, puis avec la résistance héroïque de Leningrad durant l’hiver 1941-1942, la situation est modifiée. Pétain voit se lever « le vent mauvais » (discours du 12/08/1941).
Les communistes entrent en masse dans la Résistance.
Le Front National de lutte pour l’indépendance de la France créé, par le PCF en mai 1941 [5] pour le maintien de la France « en dehors de la guerre de rapine que se livrent les impérialistes de l’axe et leurs rivaux anglo-saxons », change alors de nature. Pour le PCF, il s’agit dorénavant de rassembler les Français qui veulent s’engager dans la Résistance car « la France ne peut se libérer que par la défaite hitlérienne ». À partir de juillet 1941, le PCF s’engage dans une véritable lutte contre l’occupant, selon les directives de Thorez installé à Moscou. En août 1941 a lieu une vague d’attentats armés que de Gaulle désapprouve.
La défaite de l’armée allemande devant Moscou, en décembre 1941, constitue un tournant majeur. De Gaulle cherche à prendre le contrôle de la résistance intérieure alors qu’elle s’affirme face à l’occupant et à l’État français. Jean Moulin est parachuté en France en janvier 1942 pour unifier la résistance et la rallier à de Gaulle.
Le ralliement à de Gaulle
Christian Pineau, responsable syndical CGT, membre de CAS (Comité d’Action socialiste), et fondateur du mouvement de Résistance Libération Nord est mandaté par les mouvements de résistance pour rencontrer de Gaulle et lui apporter l’assurance de leur soutien. Ce qu’il fait en février 1942. Ce qui le frappe, c’est, dit Marc Ferro que « le général ignore presque tout de la résistance intérieure » ; « sa vision de l’histoire est militaire (…) sa vision de la société française (…) glace [Pineau] ». Pineau devait ramener « le message que la résistance attendait et qui définirait la position politique de la France libre ». Or, de Gaulle maintien sa condamnation de la IIIè République et du Front populaire : « Ne me demandez pas d’approuver ce que j’ai condamné maintes fois, une république sans autorité, un régime de partis. » [6].
C’est dans ces conditions que de Gaulle rédige « la déclaration aux mouvements de la résistance », texte ramenée en France par Christian Pineau et publiée dans les journaux clandestins au mois de juin. Ce texte préfigure le programme du CNR.
Pierre Brossolette (SFIO), « le plus gaulliste des socialistes » [7] veut empêcher le retour des anciens partis politiques ; il s’active pour que se réalise une union nationale derrière de Gaulle dont il fait l’éloge à la BBC de Londres, en septembre 1942 (puis dans un article publié dans La Marseillaise) :
« Français ne craignez rien, l’homme est à la mesure du geste [référence à l’appel du 18 juin 1940], et ce n’est pas lui qui vous décevra lorsque, à la tête des chars de l’armée de la délivrance, au jour poignant de la victoire, il sera porté tout au long des Champs-Élysées, dans le murmure étouffé des longs sanglots de joie des femmes, par la rafale sans fin de vos acclamations ».(idem)
L’ordre de mission du 21 février 1943, adressé par de Gaulle à Jean Moulin (extraits)
« (…) 4. Ce Conseil de la Résistance assurera la représentation des groupements de la Résistance, des formations politiques résistantes et des syndicats ouvriers résistants.
Le rassemblement doit s’effectuer sur les bases suivantes :
– contre les Allemands, leurs alliés et leurs complices, par tous les moyens et particulièrement les armes à la main ;
– contre toutes les dictatures et notamment celle de Vichy, quel que soit le visage dont elles se parent ;
– pour la Liberté ;
– avec de Gaulle dans le combat qu’il mène pour libérer le territoire et redonner la parole au peuple français. (…)
7. Le Conseil de la Résistance forme l’embryon d’une représentation nationale réduite, conseil politique du général de Gaulle à son arrivée en France. (…) »
* * *
Le CNR regroupait
– huit mouvements de Résistance intérieure : « Combat », « Libération zone Nord », « Libération (Sud) », « Francs-tireurs partisans (FTP) », « Front national »*, « Organisation civile et militaire » (OCM), « Ceux de la Résistance » (CDLR), « Ceux de la Libération » (CDLL),
– la CGT (réunifiée en avril 1943) et la CFTC,
– six représentants des principaux partis politiques reconnaissant la France Libre, dont le Parti communiste, la SFIO, les Radicaux, la Droite républicaine et les Démocrates-chrétiens.
Le CNR se réunit pour la première fois le 27 mai 1943, sous la présidence de Jean Moulin, désigné par de Gaulle (installé à Londres, puis à Alger comme chef de la France libre). Après l’arrestation de Jean Moulin par les nazis (21 juin 1943), le CNR est présidé par Georges Bidault, démocrate chrétien, puis, le 15 septembre 1944, par Louis Saillant, CGT.
*rien à voir avec le Front national actuel
Léon Blum est lui, pour la reconstitution de la SFIO [8]. En août il 1942 écrit : à la Libération, « un nouveau gouvernement devra s’installer sans aucun délai, presque instantanément, ne serait-ce que pour éviter les pires convulsions ». Ce gouvernement ne peut avoir qu’un chef : « L’homme qui a suscité et qui incarne en France l’esprit de la Résistance […] Le général de Gaulle a pris des engagements publics et catégoriques à l’égard de la démocratie […] Je me repose entièrement sur sa parole. » (idem).
Le premier mai 1942, les dirigeants de la CGT déclarent que le président de la zone libre est de Gaulle.
Durant l’année 1942, des échanges se mènent entre le Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) et les FTP (échanges d’armes contre des renseignements).
Le 14 juillet 1942, la transformation officielle de la « France libre » en « France combattante », héritière de la République, constituait un premier signal du ralliement des mouvements de Résistance à de Gaulle.
Le 11 janvier 1943, Fernand Grenier, représentant du comité central du PCF clandestin, apporte à Londres l’adhésion de son parti à la France combattante. Après ce ralliement des organisations ouvrières (CGT, SFIO, PCF), il s’agira ensuite de discuter d’un programme d’unité nationale.
Le programme du CNR
Adopté le 15 mars 1944 à Londres, le programme du CNR se divise en deux parties. La première est un « plan d’action immédiate » pour participer à la Libération de la France ; la seconde comporte « des mesures à appliquer dès la libération ».
Dans le plan d’action immédiate, s’exprime « l’angoisse » de voir la France totalement marginalisée. Les membres du CNR « adjurent les gouvernements anglais et américains » de déclencher rapidement des opérations militaires de grande envergure et de fournir en armes le Comité français de libération nationale (CFNL). Il précise que la Résistance est passée d’une « attitude défensive » à l’action offensive, qu’elle a besoin d’armes. En permettant à ces forces de combattre auprès des Alliés, la France se placera ainsi dans le camp des vainqueurs.
Dans le même temps, le CNR cherche à placer les comités locaux et départementaux de libération (CDL) sous l’autorité politique du CNR et à unifier les mouvements de résistance dans les forces françaises de l’intérieur (FFI).
L’affirmation selon laquelle l’unification de « tous les patriotes, sans distinction d’opinions politiques, philosophiques ou religieuses » est le moyen de forger, dans le combat, « une France plus pure et plus forte » exprime la soumission du CNR à de Gaulle. Car l’union nationale est indispensable pour empêcher ou limiter l’affrontement entre les classes dont les intérêts sont totalement contradictoires.
Cette « union de tous les Français rassemblés autour du CFLN et de son président, le général de Gaulle » s’exprime aussi dans la deuxième partie du programme.
Les bases politiques de reconstruction
Après la Libération du territoire, les mouvements et partis groupés dans le CNR « proclament qu’ils sont décidés à rester unis » afin d’établir « le gouvernement provisoire de la République formé par le général de Gaulle pour défendre l’indépendance politique et économique de la nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle ».
Ce faisant, toutes les composantes du CNR affirment renouer avec la politique coloniale de l’impérialisme français sous la IIIè République ; elles se rallient aux positions affirmées par de Gaulle lors de la conférence de Brazzaville deux mois plus tôt : « Les fins de l’œuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire ».
S’il est prévu le vote des femmes, le rétablissement des libertés démocratiques, du suffrage universel, d’une République, la forme de ce régime n’est pas précisée. Tout gouvernement ouvrier est bien entendu exclu, alors que des embryons de pouvoirs, comités de villes, villages, entreprises, se forment sur le territoire. Le régime parlementaire bourgeois, condamné par de Gaulle, n’est même pas évoqué.
Les bases économiques et sociales de la reconstruction
➠ Une « démocratie économique et sociale »
Il s’agit de restaurer et de transformer en profondeur les structures du capitalisme français, par le biais de nationalisations et d’une planification souple. Derrière la sanction morale d’entreprises qui ont collaboré (Renault), se trouve la nécessité de faire prendre en charge par l’État la restructuration des secteurs clefs du capitalisme français doublement touchés par la crise, puis la guerre (énergie, transports, banques et assurances). Mais, exception faite des quelques patrons sanctionnés pour collaboration, il n’est pas question dans le texte d’expropriation : la propriété privée des moyens de production est maintenue et garantie.
Le programme du CNR veut un nouvel ordre économique permettant « l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’Etat après consultation des représentants de tous les éléments de cette production ». Il prépare donc les travailleurs à participer à cette « intensification de la production nationale », les syndicats étant « dotés de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale ». La « véritable démocratie économique et sociale » annoncée devrait donc se fonder sur une union nationale des ouvriers et des patrons en vue de « rétablir la France dans sa puissance ».
Ainsi, dès septembre 1944, Benoît Frachon (CGT) lance la « bataille pour la production ». Et en juillet 1945, Maurice Thorez déclarait devant les mineurs du bassin de Waziers : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe, du devoir des Français. Hier, notre arme était le sabotage, l’action armée contre l’ennemi, aujourd’hui, l’arme, c’est la production pour faire échec aux plans de la réaction ». Et le mot d’ordre de la CGT en 1947, « travailler d’abord, revendiquer ensuite », s’inscrit dans la continuité.
➠ Des revendications sociales limitées
Le programme du Comité d’action socialiste [9] de janvier 1943 prévoyait, entre autres, « l’élimination progressive de la concurrence et du profit », « le maintien et l’amélioration des lois sociales acquises par les travailleurs avant 1939 » ; le programme de la CGT de septembre comportait aussi le retour aux 40 heures. Le programme du C.N.R. prévoit le « droit au travail et le droit au repos », la « garantie d’un niveau des salaires », une retraite pour permettre « aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours », un « plan complet de sécurité sociale ». Mais le tout est bien vague : ni le contenu, ni les moyens pour y parvenir ne sont précisés : pas question, par exemple, d’indemnités de chômage, ni de salaire minimum.
Le contenu du plan complet de sécurité sociale, n’est pas non plus précisé. Un premier plan de sécurité sociale présenté en 1943 par Ferdinand Buisson (courant réformiste de la CGT unifiée) prévoyait la couverture de l’ensemble des risques par un système unique et il prévoyait la gratuité des soins. Il est refusé par l’Assemblée consultative d’Alger. De Gaulle s’oppose aussi au second plan présenté par la CGT au nom de l’intérêt national.
Résistance ou révolution ?
On ne peut comprendre le rôle du Conseil national de la résistance sans revenir sur les enjeux en termes de classes. « Socialisme ou fascisme », telle est la tendance générale qui se dégage dans les années trente. Avec les révolutions manquées de 1936-37 – et le rôle contre-révolutionnaire joué par l’appareil stalinien – la contre-révolution ouverte par la victoire nazie en Allemagne en 1933 se renforce. La crise mondiale qui s’ouvre en 1929 conduit les principaux États impérialiste à s’engager dans l’économie d’armement. La conquête de l’URSS décidée par l’Allemagne nazie exprime non seulement la volonté d’augmenter « l’espace vital » (le Lebensraum,) mais aussi celle d’en finir avec le bolchevisme (et le pacte Germano-soviétique fait partie de cette stratégie : « nous ne pourrons combattre la Russie qu’après nous être rendus libres à l’Ouest » [10] déclarait Hitler).
Mais, l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht (22 juin 1941) modifie la situation. L’entrée en guerre des États-Unis s’inscrit dans une situation modifiée. Si l’attaque de Pearl Harbor (7/12/41) par l’armée japonaise est l’événement qui a permis au gouvernement Roosevelt d’entrer en guerre, ce n’est pas la cause véritable de sa décision. La Charte de l’Atlantique (14 août 1941) donnait déjà les objectifs de réorganisation de « l’ordre » mondial fixé par l’impérialisme américain.
L’entrée dans la guerre des militants communistes, « des combattants sans uniforme », risque de refléter l’aspiration des masses qui résistent à l’impérialisme et de conduire de « la résistance à la révolution ».
En mars 1943, les grèves ouvrières en Italie renfermaient la même menace qu’en 1917. Au-delà de la « libération » (la fin du cauchemar), le surgissement de la vague révolutionnaire à la fin de la Première Guerre mondiale était encore bien présent : révolution ouvrière en Russie, prise du pouvoir par les Bolcheviks en octobre 1917, extension de la vague révolutionnaire dans d’autres pays (Allemagne, en Hongrie…). La bourgeoisie craignait à juste titre qu’avec l’effondrement du fascisme se développe le mouvement révolutionnaire du prolétariat. Qui, quelles forces sociales substitueront leur propre État à celui qui s’effondre avec la débâcle des troupes d’occupation ? Pour les états major et les hommes politiques de la bourgeoisie, il fallait assurer la transition.
Plan Amgot : réalité et mythe
Annie Lacroix-Riz dans son souci de justifier la politique du PCF de ralliement à de Gaulle – ou de trouver des explications aux « erreurs » commises sans mettre en cause le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme – explique que l’alliance (du PCF) avec de Gaulle aurait évité à la France d’être soumise au plan Amgot : un statut de protectorat, régi par un Allied Military Government of Occupied Territories (Amgot) que, dès 1941-1942, Roosevelt avait prévu d’imposer à la France et à d’autres pays comme l’Italie, l’Allemagne, la Belgique…
S’il est vrai que l’impérialisme américain veut instaurer « l’égalité d’accès aux marchés mondiaux et aux matières premières », « la liberté des mers et des océans », ce qui implique le démantèlement des empires coloniaux, il n’en est pas moins vrai qu’il a une claire conscience des enjeux politiques. Et ce d’autant plus que se forment des milices ou troupes armées de partisans, des organismes insurrectionnels, des comités d’usines… Pour la bourgeoisie, le risque est d’aboutir si non à une « dualité de pouvoir », du moins à un choc violent entre ces organes (ou embryons de pouvoir) et les troupes des « Alliés ».
S’il est vrai que Roosevelt considère que la défaite de 1940 réduit la France au rang de puissance secondaire, alors que de Gaulle est arc-boutée sur sa grandeur passée, l’impérialisme américain comprend que l’État de Vichy effondré ne peut être purement et simplement remplacé sans risques par une administration directe des autorités militaires alliées (plan Amgot). C’est donc la négociation patiente avec le C.F.L.N [11] qui s’est imposée sous le commandement d’Eisenhower. La politique d’Eisenhower exclut, de fait, la mise en place d’un gouvernement militaire et cherche à déléguer l’autorité provisoire de l’administration en France au C.F.L.N.
Et, en dépit des mauvaises relations avec Roosevelt, de Gaulle bénéficie de l’appui des Alliés et de toutes les formations de la résistance regroupées dans le CNR.
La vague révolutionnaire cadenassée
C’est sous la menace révolutionnaire qu’à la Libération, la sécurité sociale, qui inclut les retraites sera arrachée. De même que le statut des fonctionnaires en 1946.
Les ordonnances de 1945, 1946 organisent la couverture des risques (maladie, maternité, invalidité, vieillesses, décès, puis les accidents du travail). Les allocations familiales sont étendues à toute la population. Le financement par les cotisations sociales assure une certaine solidarité ouvrière, rompant avec tout système de charité. Les limites (l’unité administrative n’est pas réalisée, ni la gratuité totale des soins…) sont le produit de la politique de soumission à l’ordre bourgeois des directions ouvrières.
Et si la loi du 21 février 1946 rappelle la limitation de la semaine à 40 heures, et impose la majoration des heures supplémentaires, elle ne décide pas le retour au régime antérieur aux décrets du 12 novembre 1938 (lequel avait mis fin à la loi sur les 40 heures de 1936). Les employeurs peuvent donc imposer jusqu’à 20 heures supplémentaires et, dans les faits la durée du travail augmentera fortement jusqu’en 1963 !
De plus, à la Libération, l’inflation progressera bien plus rapidement que les salaires, entraînant une forte baisse du pouvoir d’achat des travailleurs.
L’intervention de Marcel Valière, militant de la tendance École Émancipée dans le Syndicat national des instituteurs (SNI), au congrès confédéral de la CGT de 1946, atteste des enjeux à la Libération (voir encadré).
Le C.N.R. et son programme ont permis la reconstruction de l’appareil d’État bourgeois au lendemain de la guerre. Par leur participation au CNR, au gouvernement dirigé par de Gaulle, les organisations ouvrière, dont le Parti communiste français (lequel recueillera 25% des voix en 1946), la SFIO, la CGT réunifiée ont rendus possible le rétablissement de la domination de la bourgeoisie. Alors que des embryons de pouvoir ouvrier se constituaient sur tout le territoire, ils ont décidé de remettre le pouvoir à de Gaulle. Et ils ont poursuivi la politique d’union nationale jusqu’à ce que l’État bourgeois et son appareil policier et militaire soit rétabli.
Quarante ans plus tard, en octobre 2007, un dirigeant du patronat français, Denis Kessler, publie dans Challenges un article qui commence ainsi : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes » (…) un « compromis forgé à une période très chaude de notre histoire ».
Kessler a raison quand il parle de « compromis » ; mais ce qu’il veut maintenant, c’est la liquidation de tous les acquis que la bourgeoisie a dû concéder pour que les dirigeants des organisations ouvrières (syndicats et partis) puissent endiguer cette vague révolutionnaire canaliser le mouvement des masses et assurer la reconstruction de l’État bourgeois.
Aujourd’hui, ceux qui, parmi les dirigeants des syndicats, du PCF, du PS, présentent le CNR comme un modèle à suivre occultent les enjeux de la lutte des classes à la Libération ; et dans le même temps, ils désarment les mobilisations actuelles en utilisant les mêmes méthodes de « compromis », en se soumettant « au dialogue social » au compte des objectifs patronaux : à la défense de l’espace productif français.