SCISSIONNER SUR UNE VIRGULE : le congrès de 1896 de la Deuxième Internationale
Il est de fait que si l’on se penche sur l’histoire du mouvement ouvrier, notamment au sein des courants se revendiquant de la continuité du marxisme, on peut constater de nombreuses ruptures organisationnelles - autrement dit des scissions - à partir de divergences sur des points en apparence mineurs ou formels. Dans certains petits groupes, cela peut être le résultat d’un heurt de personnalités (phénomène fréquent dans de petites organisations, car plus l’organisation est restreinte dans son ancrage social plus les « personnalités » pèsent d’un poids importants). Mais même dans ce cas, derrière la question formelle se trouve souvent une divergence politique qui s’exprime sous des formes inattendues. La scission entre bolcheviques et mencheviques lors du second congrès du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR) en 1903 se produit à l’occasion d’un débat sur la notion de membre du parti d’un point de vue statutaire : pourtant chacun sait maintenant qu’elle matérialise l’apparition de divergences stratégiques.
La réunion de la délégation socialiste française consacrée à l’admission des anarchistes, vue par un journal bourgeois belge.
Mais une très grande organisation peut aussi subir des ruptures de cette manière. Pour ce qui concerne le présent article, il ne s’agit pas de n’importe quelle organisation : il s’agit de la Seconde Internationale, à son congrès d’août 1896 à Londres !
L’Association Internationale des Travailleurs, ou Première Internationale ouvrière, disparaît dans les années 1870. On sait quel rôle ont joué les luttes politiques en son sein, entre Marx et Bakounine par exemple. Mais cette lutte politique ouverte n’est pas la première au sein de cette organisation très hétéroclite (qui comprend à sa formation en 1864 des personnalités, des organisations syndicales comme les Trade Unions britanniques, des groupes politiques, des courants « républicains » comme celui de l’italien Mazzini.).
La Seconde Internationale se forme en 1889, dans le but revendiqué de poursuivre l’action de l’AIT. Il est de fait que la social-démocratie allemande, le premier parti ouvrier de masse de l’histoire, y joue un rôle moteur. Le prestige comme l’autorité politique des socialistes allemands perdureront d’ailleurs très longtemps.
Mais si l’Internationale est peut-être plus homogène, elle est très loin d’être centralisée : il n’y a pas de congrès souverain qui prendrait des décisions s’imposant à tous. Son fonctionnement est plutôt celui d’une fédération de sections nationales (élément qui lui sera reproché par les courants révolutionnaires ultérieurement, comme signe avant-coureur d’une adaptation aux chauvinismes nationaux). Ce qui ne l’empêche pas de bénéficier d’une certaine aura lui permettant de peser pour régler (ou essayer de régler) des divergences entre organisations d’un même pays, dans l’optique le plus souvent de rechercher une unification organique ou tout au moins une forme d’unité. Ainsi, elle jouera un rôle certain pour aboutir à l’unification des socialistes français dans la SFIO en 1905.
Mais si l’Internationale n’est pas un bloc unifié, ses congrès le sont encore moins ...
Pour dire les choses clairement : jusqu’en 1896, les congrès de la Deuxième Internationale sont marqués par la présence de militant-e-s anarchistes, et pas des individus isolés. Pourquoi ? Le souvenir de l’échec de la cohabitation entre partisans de Marx et Bakounine n’est pas si lointain.
C’est que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les congrès de l’Internationale ne sont pas à cette époque des congrès regroupant uniquement des partis : il s’agit de « congrès ouvriers internationaux ». Et pour être plus précis, en l’occurrence il s’agit d’un « congrès international des travailleurs socialistes et des chambres syndicales » (International Socialistworkers and Trade’s unions Congress).
Autrement dit, il s’agit de rassembler l’ensemble du mouvement ouvrier, en considérant qu’il forme un tout, un camp qui quelque part défend les mêmes intérêts de classes malgré des divergences revendiquées. Ce type de congrès regroupant des organisations de nature très différente, n’était pas propre à l’Internationale. Ainsi au début du XXe siècle, l’un des partis socialistes français, le parti « allemaniste » POSR (Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire) procédait de même : des organisations syndicales, des sociétés de Libre Pensée. étaient représentées ès qualité à ses congrès alors que leurs adhérent-e-s étaient loin d’appartenir tous et toutes à ce parti (ainsi, aux congrès du POSR s’exprimaient dans les débats des militants d’autres partis, venus là au titre d’un syndicat par exemple !). Cette forme spécifique de lien entre partis, syndicats, associations. existe encore, avec des modalités propres, par exemple au Brésil où la confédération syndicale CSP-Conlutas réunit en son sein non seulement un syndicat étudiant mais aussi un certain nombre d’associations et mouvements (une association de « sans terre », le MTL ; des associations de « sans toit », des représentants de peuples indigènes, des mouvements populaires urbains et le Mouvement des femmes en lutte). Toutes ces associations sont représentées, de droit, dans les instances et au congrès de la confédération syndicale.
Pour revenir aux congrès de la Seconde Internationale, leur organisation explique donc que s’y trouvent représentés des syndicats, mais aussi des courants ne se revendiquant pas du marxisme. C’est justement ce fait qui pousse les anarchistes, ou encore d’autres courants (les socialistes britanniques de l’Independent Labour Party par exemple) à vouloir y participer : ce ne sont pas des congrès représentatifs de la seule social-démocratie. Et la question de la présence des anarchistes en soulève une autre : celle de l’unité du mouvement ouvrier.
Et c’est sur la délégation française que se polarisent les débats. Il faut dire que, même dans un congrès où il peut y avoir plusieurs organisations par pays, elle est bigarrée voire disparate : pas moins de huit groupes différents de délégués !
Ce sont les « guesdistes », supposés les plus proches du marxisme et du parti allemand, qui ouvrent les hostilités en posant la question fatidique : qui est autorisé à participer au congrès ?
Les anarchistes sont clairement visés, il s’agit en fait de prendre acte des divergences irréductibles avec eux en se passant d’eux dans les congrès ouvriers internationaux.
La question est posée, mais la réponse ne coule pas de source. Le congrès précédent (Zurich, 1893), suite aux débats liés à la présence des anarchistes, avait voté une résolution précisant pour le congrès de 1896 : « Toutes les chambres syndicales ouvrières seront admises au congrès, et aussi les partis et organisations socialistes qui reconnaissent la nécessité de l’organisation des travailleurs et de l’action politique ». La virgule marque nettement ici que les chambres syndicales « admises au congrès » ne reconnaissent pas nécessairement « l’action politique » (à la différence des « partis et organisations »). Les « guesdistes » contestent : la virgule est de trop ! En fait le vrai texte serait « Toutes les chambres syndicales ouvrières seront admises au congrès et aussi les partis et organisations socialistes qui reconnaissent... ».
Pourquoi la querelle de virgule ? Car la supprimer signifier que seuls peuvent participer au congrès les syndicats qui reconnaissent la nécessité de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. Autrement dit, il s’agit en fait d’expulser du congrès les syndicats qui ne reconnaissent pas la légitimité de la conquête des pouvoirs publics... autrement dit les anarchistes : ceux-ci étaient nombreux au congrès, en tant que représentant de syndicats parfois importants. D’autant plus qu’ils avaient des alliés parmi les socialistes : ainsi, les « allemanistes » du POSR agissent au sein de la CGT pour que les mandats des délégués au congrès reviennent à des anarchistes.
Les « guesdistes » posent donc le débat sur la question de la place de la virgule, demandent un vote... et sont battus.
L’échec des « guesdistes » se renouvelle lors de la réunion de la délégation française, où ils sont mis en minorité : la délégation française est donc coupée en deux. Nouvelle péripétie le lendemain : les « guesdistes » et leurs alliés annoncent au congrès qu’ils ne veulent plus siéger avec les autres délégués français. Mais comment faire, puisque s’il peut y avoir plusieurs délégations par nation. il n’y a à chaque fois qu’une délégation nationale ? Les « guesdistes », voulant faire former une délégation à part mais ne pouvant former une seconde délégation nationale, se font reconnaître par le congrès comme une « nation » à part. Il y aura donc d’une part les délégués de la France (majoritaires) d’une part, et d’autre part les « guesdistes » minoritaires qui forment la délégation... de la Navarre !
Sans atteindre ce niveau, tout le reste du congrès est émaillé d’incidents semblables, renvoyant finalement à l’expression de divergences politiques.
Le congrès se fini avec le vote d’un texte cadrant désormais de manière plus stricte la participation au congrès suivant (congrès de Paris en 1900, finalement interdit par le gouvernement). La séparation avec les anarchistes sera définitive : d’ailleurs ceux-ci avaient déjà pris l’habitude de faire des réunions et meetings parallèles (et récidivent en 1896 à Londres). Ils essaieront d’ailleurs par la suite d’organiser un congrès international « antiparlementaire » parallèle en 1900, en même temps que la date envisagée pour le congrès international de Paris.
Mais l’exclusion des anarchistes ne va pas de soi, car finalement la séparation entre marxisme et anarchisme sur la base de la pertinence (ou pas) de la stratégie de conquête du pouvoir d’état ne résume pas à elle seule les divergences plus ou moins explicites.
C’est pourquoi il y a des nuances au sein du congrès international entre les socialistes partisans de la conquête du pouvoir politique. Par exemple des syndicalistes « purs » et des syndicalistes révolutionnaires refusent l’exclusion des anarchistes. Mais encore des socialistes comme les Britanniques de l’ILP (Independent Labour Party), ou encore des socialistes « anti-parlementaires » comme Cornelissen (Pays-Bas) ou les « allemanistes » français. Des militants marxistes revendiqués affirment d’ailleurs se sentir proches des anarchistes.
Autrement dit, tout le monde sent bien que l’exclusion des anarchistes ne règle pas les problèmes. En effet, l’affirmation de la nécessité de la conquête des pouvoirs publics pour le mouvement ouvrier ne met pas fin aux divergences car elle peut être susceptible d’interprétations différentes voire opposées.
D’ailleurs, un incident significatif se produit lors du congrès. Car dans la délégation française la contestation ne se limite pas à la présence de délégués syndicalistes anarchistes. En effet, quatre parlementaires (dont Jaurès) ne sont mandatés par aucune organisation politique ou syndicale : ils affirment sans sourciller qu’ils ne fourniront pas de mandat, mais demandent à être admis de plein droit au congrès car ils tirent leur légitimité de leurs seuls électeurs, et pas du mandatement d’une organisation ! Il se trouve une majorité au congrès pour voter leur admission, ce qui en dit long sur le poids du parlementarisme dès cette époque dans l’Internationale.
Finalement, le réformisme est en germe au sein des partis de l’Internationale à cette époque, sous une forme encore implicite, à savoir l’assimilation du parlementarisme à la lutte politique pour le pouvoir.
Dès lors des courants révolutionnaires se forment en réaction, contre l’adaptation à la société capitaliste. Mais comme le débat n’est pas clairement posé pour tout le monde (ainsi édouard Bernstein ne publiera son premier ouvrage théorisant le réformisme pour la première fois, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, qu’en 1898), l’affirmation de positions révolutionnaires s’opère en fait au travers d’une lutte idéologique contre le parlementarisme, parfois assimilé à la lutte contre l’action électorale... et les courants révolutionnaires en question se pensent comme objectivement alliés aux anarchistes contre les « parlementaires ». Ainsi comme le réformisme n’est encore que partiel et peu théorisé, le débat idéologique contre lui prend une forme particulière. D’ailleurs la « gauche » de l’Internationale, solidaire des anarchistes contre les « parlementaires », est elle-même très hétérogène et n’a pas la clarté politique des futures ailes gauches du début du XXe siècle comme Luxembourg, les bolcheviques...
En fin de compte, le congrès international de Londres marque une étape importante pour l’Internationale : d’abord par une séparation définitive d’avec l’anarchisme ; mais aussi par l’embryon d’une opposition entre « droite » réformiste et parlementariste face à une gauche révolutionnaire et anti-parlementariste.