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Formater des profs...dociles et précaires
Les lois Peillon, Fioraso et de décentralisation ne sont pas définitivement votées. Pourtant, le gouvernement multiplie la publication des textes d’application et les annonces : priorité serait donnée à la formation des nouveaux enseignants. Et Peillon annonce un enseignement de « morale laïque ». Qu’en est-il de ces “nouveaux métiers” et de cette “formation” ?
Dans la continuité des “réformes” précédentes, les lois Peillon et Fioraso (complétées par les lois de décentralisation) poursuivent le bouleversement du système d’enseignement[1]. Le cursus des élèves doit être remodelé en deux grands blocs :
• “L’école du socle” pour 50% des jeunes. La réforme des rythmes doit faire diminuer le coût de l’enseignement obligatoire (confusion entre le scolaire et le périscolaire et, à terme, prise en charge d’une partie du temps réservé à l’enseignement par les animateurs du périscolaire).
• Le cursus “bac-3/bac+3” pour les 50% des jeunes qui atteindront la licence ou plus. Il faut “achever” la réforme Chatel[2]. Aux nouvelles licences pluridisciplinaires doit correspondre un affaiblissement des contenus disciplinaires au lycée. Seule une minorité aura droit à des “parcours” renforcés.
manifestation Paris, 6 avril 2013
La “formation” des enseignants dans les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ÉSPÉ)[3] est en cohérence avec cette réorganisation de tout le système d’enseignement.
Les textes qui mettent en place les ÉSPÉ répondent aux objectifs et contenus de la « politique nationale en matière d’éducation »[4]. Cette « formation » vise à « l’acquisition des compétences nécessaires à l’exercice du métier »[5].
Deux référentiels ( « personnels » et « métiers du professorat ») listent plus de cent compétences exigées de tous les enseignants. On trouve pêle-mêle : transmettre l’idéal laïque et républicain, respecter le règlement intérieur, identifier les comportements à risque, partager une culture commune incluant le socle, prendre part à l’élaboration du projet d’établissement, à des démarches d’innovation pédagogique, coopérer avec les partenaires de l’école (dont les entreprises), connaitre le marché du travail, utiliser les ressources numériques, développer ses compétences, etc.
Mais encore, selon la loi Peillon, « l’insertion professionnelle et sociale » est la mission première de l’école... Elle doit aussi être celle de l’enseignant, « éducateur responsable » qui doit « savoir ancrer son action en référence à une culture commune », « savoir intégrer les éléments de la culture numérique nécessaires à son métier », accompagner « chaque élève dans la construction de son parcours de formation (…) dans le cadre du service public de l’orientation, inciter les élèves à la mobilité internationale, prévenir et gérer les conflits »... L’objectif n’est plus d’amener les élèves à un niveau de connaissances validé par un diplôme, mais de contribuer au « processus de certification ».
Le travail en équipe devient obligatoire : chaque enseignant est prié de se soumettre au « cadre du projet d’école ou d’établissement », de « participer à la production de ressources partagées ». Même obligation pour la formation continue : « l’enseignant devient auteur de son développement professionnel » ; il se doit de « développer ses compétences en utilisant les ressources disponibles » ; il aura même obligation « d’accompagner les nouveaux enseignants ». Autant de travail gratuit supplémentaire.
Ces référentiels s’appliqueront à tous les enseignants en poste, titulaires ou non.
Rappelons que même imparfaites, les règles qui définissent le recrutement, la carrière, les missions et l’emploi, les conditions de travail de différentes catégories enseignantes s’appuient sur des décrets fondateurs qui datent de 1950. Ces textes s’inscrivent dans le cadre du statut général des fonctionnaires (créé par une loi de 1946, ce statut général a été modifié par les lois de 1983-84).
Graffiti sur un mur en Suisse (photos de L’insurgé)
Le statut général et les décrets de 1950 définissent les obligations de services des enseignants. Or ces deux référentiels, de même que les textes de cadrage de la formation dans ÉSPÉ, redéfinissent de fait le métier d’enseignant et mettent profondément en cause les garanties statutaires.
Les nouvelles maquettes des masters MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) et les maquettes de concours sont ordonnées par les référentiels de compétences.
Pour devenir enseignant, l’étudiant devra suivre un parcours obligé dès la licence, comportant des modules de professionnalisation. Le concours aura lieu en fin de 1ère année de master. Mais, le lauréat au concours ne sera titularisé que s’il valide la 2ème année de master. Les ÉSPÉ sont chargés de la formation en M1 et M2. Ils élaboreront aussi les ressources de la formation.
Le master est acquis après l’acquisition de 120 crédits européens. Mais seulement 1/3 de ces crédits correspondent à un bloc disciplinaire (LV comprise). La didactique de la discipline est aussi réduite à la portion congrue.
L’essentiel de cette formation relève de l’acquisition de compétences du type : « prise en compte de la diversité des publics et en particulier des élèves en situation de handicap, connaissance du socle commun et de l’approche par compétences, processus d’orientation des élèves, enseignement de la laïcité, conduite de la classe et prévention de violences scolaires… » À cela s’ajoutent des « thèmes transversaux » : « approche pluridisciplinaire, insertion dans des projets scolaires, interventions de partenaires extérieurs : associations partenaires de l’école, experts… ». Et c’est le chef d’établissement qui évaluera le stage.
Cet affaiblissement disciplinaire se double de la concurrence entre le public et le privé avec la création de MEEF dans les Instituts privés.
Si le concours est formellement maintenu, l’ensemble du dispositif dans lequel il s’insère le voue, à terme, à un simple entretien d’embauche, voire à sa disparition complète.
Une lecture rapide des nouvelles maquettes peut laisser croire à des changements limités. Ainsi, à l’admissibilité du CAPES d’Histoire et Géographie, la composition et le commentaire de documents sont maintenus. Mais, la lettre de cadrage de ce concours rappelle les objectifs d’ensemble : la « dimension professionnelle est au centre du concours ». La composition devra intégrer une « réflexion sur les questions épistémologiques et didactiques que soulèvent les contenus nécessaires au traitement du sujet au regard des attendus des programmes de l’enseignement secondaire à un niveau déterminé ».
Qu’en est-il des épreuves orales d’admission (dont les coefficients représentent les 2/3 du total) ? L’une est une « épreuve de mise en situation professionnelle », et l’autre, une « épreuve d’analyse de situation professionnelle ». Il faut ajouter à cela une troisième dimension : « les questions relatives aux finalités sociales des enseignements d’histoire, de géographie et d’éducation civique ». Le texte insiste lourdement sur « la dimension civique des enseignements » ; l’éducation civique et l’ECJS auront une place spécifique. Il fait explicitement référence à la culture commune, à « l’exercice de la citoyenneté démocratique, but avéré de cet enseignement »… Sachant que, par ailleurs, « savoir transmettre et faire partager l’idéal laïque et la morale républicaine » est une compétence attendue de tous les enseignants, on a là une compréhension très particulière de la maîtrise disciplinaire.
Le même texte annonce « une transition progressive des sujets de la composition ». Par le jeu des coefficients et le cadrage des épreuves du concours insérées dans le parcours universitaire cette « transition progressive » s’imposera aux jurys de tous les concours, lesquels intègreront des chefs d’établissements. La conformité à l’idéologie officielle va ainsi se substituer aux exigences disciplinaires. Ce qui fait dire à l’APHG[6] que « derrière les “éléments de langage” propres aux communicants » se cache en réalité « une disparition des questions de programme et des épreuves dites « académiques » (les savoirs disciplinaires).
La mise en concurrence du concours et du diplôme ne peut que conduire à la multiplication des « reçus (au diplôme) / collés (au concours) », lesquels seront embauchés comme contractuels. Elle porte en germe la disparition du concours national de recrutement d’enseignants donnant accès à un poste statutaire… et la précarisation généralisée.
La réduction drastique de la formation disciplinaire des futurs enseignants a fait dire à un professeur d’université que « Les futurs enseignants seront, il faut le craindre, des ignares dociles ». Une exagération ? On doit pourtant constater que, dans le parcours intégré proposé par les ÉSPÉ, la formation pédagogique (didactique de la discipline) prévue reste extrêmement réduite et superficielle.
C’est bien un affaiblissement sérieux des connaissances disciplinaires qui est programmé pour les enseignants du premier et du second degré. Ainsi, aux épreuves du CRPE[7], l’évaluation de la maîtrise des connaissances académiques comptera pour 22% de l’ensemble. De plus, sur 13 disciplines enseignées en primaire, deux seulement feront l’objet d’une évaluation obligatoire au concours (math et français) ; deux autres seront au choix. Cela va de pair avec la réforme des rythmes : les « petites » disciplines seront de plus en plus prises en charge par les municipalités dans le cadre des « activités » périscolaires, ou même scolaires.
Le cadre des épreuves aux concours et leurs coefficients va dégrader la formation disciplinaire en master. Et cela se cumulera avec l’affaiblissement des connaissances académiques en licence liée à la réforme du LMD (diminution considérable des heures d’enseignements disciplinaires).
Enfin, l’épreuve « agir en tant que fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable » est réintroduite au CRPE. Insidieusement le terme « fonctionnaire de l’État » est remplacé par celui d’ « agent du service public ». Il s’agit d’une menace directe contre le statut de fonctionnaire… au moment où le ministère signe des « conventions » et multiplie les « partenariats » : ainsi, les projets éducatifs territoriaux (PEDT) ouvrent la voie à l’intervention de ces « partenaires » non seulement pour des activités périscolaires, mais aussi sur « l’ensemble des temps scolaire, périscolaire et extrascolaire, de l’école maternelle au lycée »[8].
Fichage d’enfants (CNRBE)
Par ailleurs, si cette épreuve n’existe pas au CAPES, l’évaluation des compétences « savoir transmettre et faire partager les valeurs de la République » est une des premières « compétences » exigée : elle sera évaluée au travers de différentes épreuves.
L’objectif est de formater la jeunesse aux « valeurs de la République », à la « morale républicaine ». Peillon parle de « redressement moral » de la France. Ainsi, la « morale » laïque accompagne l’évaluation incessante de compétences imposées aux élèves, et de l’offensive contre les diplômes et qualifications collectives nationales, la « mobilité » et la précarité gages de compétitivité des entreprises.
Pour y parvenir, il faut commencer par formater les enseignants. Leur soumission aux projets d’établissements, aux projets territoriaux, aux pouvoirs locaux est clairement affirmée dans les textes (circulaires sur les rythmes, sur les PEDT, sur les parcours artistiques...). Ce management de l’école passe par le formatage et l’évaluation par compétences des enseignants, la rémunération à la performance, etc. Le cadre juridique doit être donné par le projet de loi sur les « obligations des fonctionnaires » qui veut introduire « l’obligation de réserve » ainsi que par la « révision » annoncée des décrets de 1950.
En opposition frontale au vote exprimé en 2012 pour en finir avec Sarkozy et sa politique, le gouvernement bourgeois dirigé par Hollande mène une politique de défense du patronat. Dans l’enseignement, il ne s’agit ni de rétablir tous les postes supprimés, ni de créer les postes d’enseignants et de personnel nécessaires pour instaurer de bonnes conditions d’études (diminution des effectifs par classe, rétablissement des dédoublements…), ni de permettre aux étudiants de trouver un emploi qualifié, statutaire, stable. Il faudrait pour cela créer une allocation d’étude permettant à tous les étudiants de vivre toute autonomie, de poursuivre et de réussir les études disciplinaires de leur choix ; organiser des pré recrutements d’enseignants en créant un statut d’élève professeur. Les étudiants se destinant à l’enseignement pourraient ainsi poursuivre des études disciplinaires, puis préparer les concours tout en percevant un salaire. Encore faudrait-il, de plus, qu’au terme de ces études longues et qui demandent un lourd investissement, on garantisse à ces jeunes des conditions de travail et de salaire leur permettant de vivre décemment et d’exercer leur métier en toute indépendance.
Combattre sur ces objectifs exige de mettre en avant des revendications claires : rétablissement immédiat des concours sur des épreuves disciplinaires comme seul moyen de recrutement et de qualification ; retrait immédiat de tous les référentiels de compétences et de tous les textes qui soumettent les élèves, les étudiants, les personnels aux besoins du patronat.
La défense des acquis statutaires implique de rompre immédiatement avec toutes les structures de « concertations », de refuser la « concertation » Peillon sur la « révision » du métier et du statut, d’exiger le rétablissement de tous les acquis statutaires (y compris des droits à la retraite).
Contre l’individualisation des parcours, des diplômes, des salaires : défense des qualifications et garanties collectives (conventions et statuts) ; défense du droit à la formation professionnelle initiale conduisant à une qualification nationale reconnue ; droit (et non devoir) à la formation continue payée par l’employeur.
Pour tous : droit à un enseignement disciplinaire de qualité débouchant sur un diplôme national : défense du bac national (abrogation des CCF) ; droit pour chaque étudiant de faire les études disciplinaires de son choix (abrogation des textes sur les « nouvelles licences », du LMD qui institue la « professionnalisation » des études, l’individualisation des parcours et des diplômes.