Mémoire et histoire : lutte des classes en Espagne (quelques rappels)
La révolution ouvrière en Espagne et son écrasement en 1939 par les troupes franquistes sont aujourd’hui encore très largement occultées : les expressions « guerre d’Espagne » en France et « guerre civile » en Espagne continuent à en masquer, encore aujourd’hui, les enjeux politiques.
La défaite du prolétariat espagnol et de la jeunesse a constitué un des moments les plus noirs dans l’histoire de la classe ouvrière de toute l’Europe. Douze années plus tard, la grève générale de Barcelone (février-mars1951) marque le point de départ du combat contre la dictature de Franco. En 1962, avec la grève générale des Asturies, c’est la fin du long repli suite à l’écrasement de 1939 : 40 000 travailleurs de l’industrie basque, puis catalane, sont engagés dans ce long combat né dans les mines La seconde étape de la modification décisive des rapports politique entre la classe ouvrière et la bourgeoisie s’ouvre en 1970 avec la puissante mobilisation en défense des condamnés de Burgos. De 1971 à 1975, un déferlement de grèves dans les entreprises accélère la dislocation du régime. Elle n’entraine pas pourtant la chute du régime. Le PCE (parti stalinien espagnol) use de toutes ses forces pour assurer la protection politique de ce régime moribond.
À la mort de Franco, le 20 novembre 1975, la menace d’une irruption révolutionnaire en Espagne est d’autant plus grande que la plus vieille dictature d’Europe, le régime de Salazar, s’est effondré au Portugal le 24 avril 1974. Cette mobilisation révolutionnaire (grèves, occupations d’usines, de terres…) se répercute immédiatement en Espagne. Le Parti socialiste (PSOE, Felipe Gonzalez) et le Parti communiste (PCE, Santiago Carillo) jouent un rôle décisif pour empêcher le surgissement de la révolution. « Nous tenons beaucoup à ce que le passage de la dictature à la démocratie se fasse sans heurts et sans désordre inutile », explique Carillo.
Avec le reflux de la révolution au Portugal, se met en place une démocratie bourgeoise parlementaire. En Espagne, un certain nombre de droits démocratiques sont accordés. Les partis ouvriers étant légalisés, les Cortes octroyées sont élues en juin 1977. Elles élaborent une constitution qui préserve la forme monarchique de l’État et interdit tout droit à l’indépendance des peuples opprimés au sein de l’État espagnol. L’appui de Carillo (PCE) et de Gonzalez (PSOE) à ce processus empêche que le franquisme soit balayé dès 1976.
En octobre 1977, ils signent les pactes sociaux au palais de la Moncloa et se rallient à la constitution monarchique, préservant l’État bourgeois. Cela permit la constitution d’un gouvernement de l’Alliance populaire dirigé par Adolfo Suarez (l’AP est le parti héritier du franquisme, créé en 1976 par Manuel Fraga Iribarne, ancien ministre de Franco).
C’est dans ce contexte qu’est promulguée, le 15 octobre 1977, la loi d’amnistie dite de « réconciliation nationale ». Elle couvre tous les crimes commis durant la période du 18 juillet 1936 au 15 décembre 1976 : ce « "pacte de silence" ou "pacte d’oubli", allait permettre aux adversaires de naguère de tourner la page du franquisme et d’œuvrer ensemble à la mise en place d’institutions démocratiques »[1]. Cette loi et les pactes de la Moncloa facilitent le silence sur les enjeux et les causes politiques de l’écrasement de la révolution ouvrière espagnole.
En dépit de cette transition « contrôlée », grèves et manifestations se multiplient. Le 28 octobre 1982, une majorité de députés du PSOE est élue, à laquelle s’ajoutent les députés du PCE. Différentes organisations nationalistes obtiennent aussi des élus. Si l’État franquiste (que la monarchie incarne) n’a pas été détruit, il est profondément altéré.
De ces résultats découlent une exigence : que le PSOE et le PCE majoritaires aux « Cortes » décrètent des Cortes souveraines, abolissent la monarchie, reconnaissent le droit à l’indépendance des peuples opprimés… Ce qui impose la constitution d’un gouvernement du PSOE et du PCE. Le gouvernement de Gonzalez (comportant deux ministres issus de partis bourgeois) se met en place contre cette exigence. Il préserve les Cortes octroyées de 1977, se soumet à Juan Carlos et à la monarchie héritière du franquisme. Et il se soumet aussi au consensus politique et au silence officiel sur la révolution ouvrière et le régime franquiste.
Il cherche à moderniser l’appareil de production pour insérer l’Espagne dans l’Union Européenne. Grèves et manifestations se multiplient contre les licenciements, l’austérité. Cela se répercute dans l’UGT (syndicat lié au PSOE) : en 1986, son congrès met en cause la politique du gouvernement. En l’absence de parti révolutionnaire, la classe ouvrière continue à utiliser le PSOE, en dépit de sa politique, pour interdire à l’Alliance populaire de revenir au pouvoir.
En 1993, le PSOE perd la majorité absolue. Avec la crise, la précarisation du travail se développe. En 1995, un accord entre les principaux partis ( « pacte de Tolède ») permet une offensive d’ampleur contre les pensions. José Maria Aznar transforme l’Alliance populaire en Parti Populaire. Et ce parti remporte les élections en 1996.
Minoritaire, le premier gouvernement Aznar s’appuie sur des partis nationalistes bourgeois, et aussi sur la collaboration du PSOE (et de IU qui inclut l’ex PCE). Et des accords entre les syndicats (UGT, CCOO) permettent la « paix sociale ». En 2000, la PP a la majorité absolue ; mais la politique de dialogue social se poursuit. Contre l’offensive du gouvernement Aznar d’importantes mobilisations se développent : grèves de 2000 à 2002, forte mobilisation contre la guerre en Irak.
Durant cette période ( « la crispación ») les familles des victimes du franquisme se font de plus en plus entendre. Avec le retour au pouvoir des héritiers du franquisme, ces questions de mémoire du franquisme entrent en correspondance avec la lutte des classes. Le gouvernement du PP cherche à « réparer » afin de réconcilier : le 20 novembre 2002, une « déclaration institutionnelle du Parlement espagnol de condamnation du coup d’État de 18 juillet 1936 » est votée à l’unanimité.
Zapatero cherche à lever la pression issue de la « crispation ». Il annonce, au nom de la réconciliation, une justice réparatrice à l’égard des « vaincus » du camp républicain. Mais le renvoi dos à dos des « deux camps » soulève d’importantes résistances. Dans le même temps, la classe ouvrière et la jeunesse espagnole engagent de puissants combats. En 2007, un pacte conclu entre le PSOE, IU et Initiative pour la Catalogne - Les Verts (ICV) débouche sur un second projet de loi. La référence aux deux « camps » est supprimée ; mais la légitimité de l’État franquiste n’est pas véritablement mise en cause. Une association et des familles, l’ARMH [2], ayant saisi l’ONU, des juristes de renom, le professeur M Pallin et le juge Garzón, cherchent à opposer la notion de « crime contre l’humanité » au droit espagnol. C’est ce combat pour mettre en cause la légitimité de la justice franquiste que le Tribunal suprême de Madrid reproche à Garón.
Si l’appel au « droit international » et à l’ONU n’est pas le terrain des combats de classe du prolétariat, force est de constater que la question des mémoires de la guerre civile et de ses évolutions s’inscrivent dans le contexte des combats de classe et de leurs enjeux.