Le miroir chilien
Les 24 et 25 août 2011, les ouvriers chiliens ont rejoint le mouvement étudiant en faisant grève et en marchant avec la jeunesse dans les (dangereuses) rues de Santiago et de beaucoup d’autres villes du pays. Cet événement est loin d’être anodin et confirme que la mobilisation des étudiants depuis plus de trois mois se fait non seulement pour l’amélioration de leur condition plus que précaire mais plus globalement pour exiger un profond et réel changement de la société chilienne.
Cette mobilisation n’est que la suite logique du maintien des lois Pinochet qui ont permis la privatisation de l’éducation, celle des retraites (chef-d’œuvre de José Piñera, frère de l’actuel Président).
Faut-il rappeler que depuis la fin du « mandat » de Pinochet, rien n’a vraiment changé : mêmes lois, mêmes institutions, même Constitution et par là-même, même caste au pouvoir.
En ce qui concerne le système éducatif, il présente un taux de privatisation unique au monde : les chiffres varient mais on parle de 14 à 25 % du système éducatif financé par l’État et seul le Primaire est soi-disant gratuit. Cela signifie que plus de 75 % du système dépend des financements privés, de la fameuse loi des marchés...donc des droits payés par les étudiants. Enfin... par leurs familles.
Toutes les universités (publiques ou privées) font payer des droits d’entrée et de fonctionnement. C’est en 1981 que Pinochet et ses Chicago boys suppriment l’Enseignement gratuit dans le supérieur. Le Primaire passant sous la responsabilité des municipalités ou du privé bien sûr...
Juste avant de laisser sa place, en 1990, il impose la LOCE (Loi Organique Constitutionnelle de l’Enseignement) qui relègue l’État à un rôle très vague de simple régulateur, laissant la direction de l’Enseignement aux mains du secteur privé et donc des banques.
Celles-ci ont immédiatement envahi ce nouveau marché en « prêtant » à des taux de 5% et plus. Aujourd’hui 70% des étudiants chiliens (et de leurs familles) sont endettés. Plus précisément cela veut dire que les enfants des classes populaires sont obligés d’emprunter pour pouvoir suivre leurs études. Une famille peut consacrer de 20 à 50 % de son budget pour rembourser l’emprunt (il est remboursable dès la deuxième année !).
Cinq années d’études, 45 années de remboursement
65% des étudiants les plus pauvres ne peuvent tout simplement pas continuer leurs études pour des raisons financières.
Précisons la situation : le Primaire et le Secondaire dépendent de la richesse des municipalités, ou bien sont des établissements privés. Ensuite, dans le Supérieur, on a le choix entre les Facs d’Excellence (tiens tiens) et les universités payantes pour les étudiants ayant eu les moins bons résultats (ceux qui sont allés dans les moins bons collèges, dans les quartiers et régions les plus pauvres). D’après l’OCDE, ces universités coûtent... 3 fois plus qu’en Espagne, 19 fois plus qu’en France.
Autre précision : le salaire moyen est de 800 euros à peine ; les frais des études supérieures vont de 250 à 600 euros.
Il y a au Chili trois millions de pauvres pour 16 millions d’habitants, les trois familles les plus riches pèsent trois fois plus que le PIB uruguayen.
10 % des familles les plus pauvres envoient 16 % de leurs enfants à l’Université. Pour les 10% les plus riches, 61% accèdent à ce niveau.
Par ailleurs, et comme de bien entendu, les Universités ont le droit (le devoir... Vive la LRU…) de faire des profits, malgré l’illégalité de cette pratique.
Comme son ami anglais M. Cameron il y a quelques mois, le ministre de l’Education M. Bulnes a affirmé qu’il est hors de question de garantir l’éducation gratuite pour tous les Chiliens car « les riches n’ont aucune raison de ne pas payer l’accès à l’Education Supérieure ». C’est cette position plus qu’insultante qui peut expliquer la force de la mobilisation étudiante.
Cette mobilisation est menée entre autres par la FECH (Fédération des Etudiant Chiliens) dont la porte-parole Camilla Vallejo a, en plus, le mérite de séduire les médias, et par le Colegio de Profesores (Collège des Professeurs) et son président Jaime Gajardo.
Ainsi, depuis trois mois, les étudiants mais aussi les enseignants multiplient les actions pour exiger la fin du système Pinochet. Ils demandent concrètement l’enseignement pour tous, c’est à dire sa gratuité (ou plutôt son financement par l’État), la fin de l’endettement des familles pauvres.
Plus largement, les Chiliens demandent une nouvelle constitution et un vrai changement de système politique et social.
Le Président du Sénat, Guido Girardi a demandé au gouvernement d’arrêter de prendre l’éducation pour un business…
D’après le gouvernement et la presse, la grève n’a pas été suivie… et elle aurait seulement permis aux casseurs de livrer cours à leur violence…
La réponse du gouvernement et de l’opposition est faite soit de mépris soit d’indifférence.
Ainsi le gouvernement a conjugué répression et propositions de négociations avec le Parlement (mi-août, les étudiants ont refusé cette proposition de négociation).
D’après le ministre des Finances, M. Larrain, le climat social est préoccupant et cette grève est illégale car elle fait perdre beaucoup d’argent au pays.
Le 18 juillet, Piñera a dû remanier son gouvernement, se séparant de son ministre de l’Éducation Joaquim Lavin, membre de l’Opus Dei. Il cherche à faire face à l’essor du mouvement auquel les travailleurs se sont ralliés les 24 et 25 août à l’appel de la CUT (et de 82 autres syndicats).
La CONFECH a été reçue le 3 septembre par le président Piñera ; à la suite de cette entrevue les délégués ont fait part aux étudiants de la volonté du gouvernement d’ouvrir des négociations. D’après les membres de la délégation, la Président aurait manifesté une volonté de dialogue. Malgré tout, la marche silencieuse du jeudi 8 a été maintenue.
Pourtant, les AG ont refusé ces « concertations ». Les étudiants ont en mémoire la mobilisation des « pingouins » (lycéens et étudiants ainsi nommés à cause de leur uniforme bleu et blanc) de 2006. Les lycéens demandaient la gratuité des transports scolaires et de l’examen d’entrée à l’université et l’abrogation de la LOCE, la Loi organique constitutionnelle de l’Éducation de Pinochet. Face aux occupations d’écoles, manifestations et combats de rue, la présidente Michelle Bachelet (PS) avait finalement proposé d’associer les « pingouins » à une commission d’enquête ; avec pour seul résultat la démobilisation des jeunes.
Après consultation de la base, Camilla Vallejo a dû annoncer que cette table de négociations proposée par le Président était en réalité "une invitation à plonger dans une piscine vide"... Elle a rappelé les principales revendications du mouvement étudiant : fin de la recherche du profit (de la spéculation) dans l’enseignement ; fin de la gestion de l’éducation au niveau des municipalités ; gratuité réelle de l’enseignement ; fin de l’endettement des familles.
Il est évident que la table des négociations ne servirait qu’à légitimer les décisions anti-sociales du gouvernement chilien. Encore une fois, le piège du dialogue social est servi à la presse et aux syndicats... c’est bien cela le miroir chilien dans lequel nous pouvons nous regarder aujourd’hui ! Pour s’en convaincre et pour réaliser que le miroir n’est pas sans tain, rappelons-nous les débandades provoquées en France par ce même dialogue.
Ainsi, S. Piñera a regretté tristement le refus des étudiants et déclaré que celui qui veut perdre son année scolaire doit assumer sa décision. Mais heureusement il a lancé le programme "sauvons l’année scolaire" afin d’inscrire tous les élèves à l’école ! Il n’a pas précisé que, de toute façon, beaucoup ne pourront pas financer leur scolarité. Mais ce n’est qu’un détail. Le gouvernement reste droit dans ses bottes...
Le mouvement étudiant est en ce moment à la croisée des chemins. Que va décider la CUT ? Il est évident que le gouvernement essaie de désamorcer l’union entre travailleurs et étudiants. De quelque côté du miroir que l’on se place, la situation catastrophique de la société chilienne, mais aussi le refus d’une partie de sa population de laisser faire, est un aperçu et le reflet de notre propre situation. Dans les deux cas, seule une réponse ferme et déterminée des étudiants et des salariés appuyés clairement par les syndicats peut faire échouer la stratégie internationale des Chicago boys.
Au-delà, ce qui est ouvertement mis à l’ordre du jour, c’est d’en finir avec tout l’héritage du régime de Pinochet. Mais quel gouvernement peut satisfaire les revendications de la jeunesse et des travailleurs ? Cette question est aussi au cœur des mobilisations au Chili.
PS : le chef de la police chilienne a démissionné suite à la mort du jeune étudiant Manuel Gutiérrez tombé sous les balles d’un sergent lors d’une manifestation pacifique le 25 août dernier.
6 septembre 2011
Dernière minute : le 22 septembre, la nouvelle journée de mobilisation a été massive. Une autre journée nationale est prévue pour le 29 septembre à l’appel des étudiants et des enseignants du second degré alors même qu’une enquête montre que leurs revendications sont soutenues par 89% de la population.
Le président chilien propose à nouveau la concertation. Le 30 septembre, le Parlement sera saisi du projet de budget. Beaucoup dépendra du fait que sera maintenu ou non le refus la concertation.