Le FMI et la féodalité
Les classes dominantes sont à l’offensive, ce qui se constate tous les jours pour les travailleurs. Cette offensive prend bien entendu des formes directement politiques (lois réactionnaires, intégration des directions syndicales dans l’appareil d’État…), mais intervient aussi dans les domaines liés à la production intellectuelle et idéologique. Il s’agit de faire des idées de la classe dominante les idées dominantes, aucun champ n’y échappe : médias, éducation, mais aussi recherche scientifique.
La recherche scientifique et notamment universitaire peut être pilotée pour satisfaire les intérêts immédiats du capital, notamment par son financement. La loi LRU et maintenant la réforme de la licence visent ainsi à renforcer le pouvoir patronal dans l’université.
Mais y compris des domaines de recherches, de production intellectuelle, sont concernés. Surtout quand ils présentent une forte dimension idéologique : c’est par exemple le cas de la recherche historique.
Cette dimension est particulièrement évidente concernant l’histoire la plus contemporaine, celle des XIXe et XXe siècles : depuis toujours la capacité des classes dominées à renverser leurs exploiteurs, et plus globalement le mouvement ouvrier comme facteur d’émancipation, sont combattus. Le traitement historique des différentes révolutions rend ce fait particulièrement évident, le summum ayant été atteint par des historiens tels que François Furet (Le passé d’une illusion) ou Stéphane Courtois (dont la revue Communisme recevait des subventions du conseil général des Hauts-de-Seine, fief de Pasqua puis de Sarkozy…).
Le développement d’idéologies de justification de l’ordre social en place a été incontestable. Certaines des productions qui en sont issues sont même parfois présentées comme des modèles. Ainsi la volumineuse série des Lieux de Mémoire présentant une France unie autour de quelques symboles et personnalités, les antagonismes de classes étant niés ou présentés comme des traits d’un monde ancien. De même le Dictionnaire critique de la Révolution française ne s’embarrasse pas, malgré la dimension « critique » affirmée, d’une pluralité des approches : la Révolution c’est 1789 et pas 1793, l’ordre bourgeois et non pas les mobilisations populaires.
On peut prendre un exemple particulier des tentatives réactionnaires dans un champ historique précis : l’histoire médiévale. Et le relier à des enjeux très actuels.
Le débat sur ce qu’on nomme habituellement la « féodalité » a varié avec le progrès des connaissances historiques.
D’abord, comment caractériser la féodalité ? On peut relever plusieurs traits importants :
– la régionalisation du pouvoir, l’État (relativement) unifié s’effaçant devant le pouvoir local (d’abord d’une dizaine de principautés comme en France, ensuite de pouvoirs locaux encore plus restreints). Le pouvoir politique se morcelle en autant d’unités territoriales.
– la fin de la séparation théorique entre public et privé : la préservation de la société n’est plus perçue comme résultant d’un ordre public provenant d’une délégation de pouvoir (conception romaine puis carolingienne), mais comme résultant du développement de liens privés. Avec son corollaire : la « patrimonialisation » du pouvoir par quelques grandes familles (auparavant l’exercice de l’autorité publique était délégué par le souverain, maintenant il appartient héréditairement à une famille). Ces liens privés fonctionnement de manière horizontale (entre familles seigneuriales) et verticales (entre dominants et dominés, en l’occurrence seigneurs et paysans).
– le renforcement du prélèvement économique sur la paysannerie de la part des dirigeants des nouveaux pouvoirs territoriaux (principautés, et seigneuries, y compris ecclésiastiques…).
– une série de troubles liés aux affrontements entre les nouvelles entités politiques, point qui sera central dans un certain nombre de débats.
Mais quel sens donner à cet ordre social qui se met en place vers le Xe et les XIe siècles sur les ruines du système carolingien ?
L’historiographie française a subi des évolutions. L’historiographie romantique avec Michelet lance le thème des terreurs de l’An Mil et de l’ « anarchie féodale » : la période qui s’écoule entre la fin du système politique issu de l’Empire carolingien (peu avant 900) et la domination des Capétiens (solidement assise vers 1200) est une période de violence, d’anarchie, d’obscurantisme.
Cette vision est corrigée par deux historiens majeurs : Marc Bloch et Georges Duby. Tous deux s’appuient sur une utilisation rigoureuse des documents existants (très peu nombreux pour cette période de l’histoire), et se revendiquent d’une approche matérialiste (voire influencée par le marxisme concernant le second).
Marc Bloch fait l’analyse centrale : la fin de l’ordre social carolingien amène une période de crise sociale et institutionnelle, aboutissant à la mise en place d’un nouveau système social : le système féodal. Il parle de « révolution féodale », une « révolution » qui s’opère en deux étapes (les « deux âges » de la féodalité : la fin du IXe siècle avec la formation de grandes principautés autonomes face au pouvoir central, le XIIe siècle avec l’achèvement de la réorganisation des rapports sociaux autour des seigneurs des châteaux).
Le grand historien Georges Duby, à partir de recherches sur une région donnée (thèse sur La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise éditée en 1953), propose un autre modèle : les deux étapes de la formation de la société féodale s’enchaînent assez rapidement, en gros de part et d’autre de l’an mil. Cette transformation rapide des rapports sociaux et économiques prend une allure « révolutionnaire ».
Dans les deux cas, on relève une conclusion commune : le développement de la violence liée aussi bien aux affrontements entre des pouvoirs rivaux et morcelés pour la suprématie, qu’aux volontés seigneuriales de renforcer leur emprise sur la paysannerie et accessoirement sur les biens d’Église.
Au début des années 1990 apparaît un autre modèle d’analyse de la société féodale, qui cache à peine les implications politiques de ses analyses…
L’historien Dominique Barthélémy, peu de temps après avoir publié un livre de référence encore lié aux thèses de Georges Duby (L’ordre seigneurial au Seuil), propose dans le courant des années 1990 une vision radicalement différente Il ne s’agit pas seulement de nuancer les thèses précédentes : effectivement la « révolution » seigneuriale a pu prendre des rythmes et des formes différentes selon les endroits. Il s’agit de nier qu’on ait là une « révolution ».
La critique des thèses « mutationnistes » s’articule autour de plusieurs axes.
Tout d’abord, il ne conteste pas que la domination de classe (comme aujourd’hui !) repose sur une domination latente : « une brutalité bien dosée fait tenir l’ordre seigneurial ». Mais pour lui il n’y a pas de rupture, il y a un processus graduel et finalement presque imperceptible. Par exemple, pour lui l’impression d’un déchaînement de la violence seigneuriale est avant tout lié à un développement des sources historiques : en somme, il n’y aurait pas plus de violence, mais seulement plus de textes qui en parlent…
L’historien indique explicitement qu’il entend en finir avec les schémas marxistes, matérialistes : là est le fond du problème. Cela l’amène à se pencher sur une question centrale : l’interprétation du retrait des fonctions étatiques, donc de la gestion « privée » des difficultés sociales.
Le raisonnement de ce nouveau courant historique tient en deux grandes idées :
– les institutions publiques ne sont pas forcément les plus adéquates pour gérer les problèmes sociaux.
– les liens de nature privée (et donc la dissolution de la distinction entre pouvoir public et liens privés au profit du pouvoir personnel d’un seigneur) sont tout autant à même de maintenir un ordre social.
Cette démonstration, faisant intervenir des recours osés à l’anthropologie historique (par exemple la gestion privée des conflits dans des sociétés primitives sans État, transposée dans l’Occident médiéval !), entre en résonance avec les nouvelles formes de gestion du capitalisme, qualifiées usuellement de « néo-libéralisme ».
La discussion entre les différents courants historiques met en jeu aussi une vision de l’État. Pour nous, l’État est un ensemble d’institutions dirigées par les classes dominantes. Il y a donc plusieurs formes d’État ; mais dans le fond, elles peuvent recouvrir la même domination de classe.
Ainsi la monarchie parlementaire anglaise, la Ve République française, la République parlementaire italienne… sont autant d’États capitalistes. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont identiques, car il y a des formes d’État plus agressives que d’autres face au mouvement ouvrier.
Cette remarque prend tout son sens quand on s’aperçoit que pour certains historiens, l’apparition de la féodalité équivaut à une destruction de tout État : il n’y aurait plus d’État, au mieux une "royauté sans État". Ce raisonnement revient à considérer qu’il ne peut exister qu’un modèle d’État, l’État carolingien relativement centralisé pour l’époque. Or justement, l’État ne disparaît pas : il se reconfigure, se décentralise avec l’affirmation de pouvoirs locaux... mais ne disparaît pas. C’est tellement vrai que nombre de principautés reproduisent à leur échelle les principes de fonctionnement de l’État carolingien, pour aboutir ensuite à une forme de centralisation préparant une re-centralisation généralisée autour de la royauté.
Ce problème de l’État renvoie à un autre problème : celui de la violence liée à la domination de classe. Les "anti-mutationnistes" nient la montée généralisée de la violence dans la période de développement de la féodalité : c’est logique, puisque pour eux le recul de l’autorité publique centrale par les seigneurs qui en usurpent l’exercice ne constitue pas une mutation d’ampleur.
Cela revient à nier un fait précis : pour augmenter l’exploitation d’une classe (ici la paysannerie), accroître la violence d’État est nécessaire. Ici l’accroissement de la violence se conjugue avec l’affirmation de pouvoirs décentralisés.
Au point aveugle des "anti-mutationnistes" (négation de la violence accentuée de l’État), répond un point aveugle de certains de leurs contradicteurs : il relève la violence liée à l’affirmation du pouvoir des seigneurs, mais fait abstraction de celle - bien réelle - de l’État centralisé.
Il n’échappera à personne qu’une grande partie des offensives actuelles contre les travailleurs consistent à déréglementer, à casser des droits collectifs au profit d’une multitude d’accords locaux (cf. la « refondation sociale » du MEDEF revendiquant en substance la fin des conventions collectives nationales au profit des accords d’entreprise dérogatoires aux réglementations nationales).
Ce cadre général a de multiples implications, mais concernant la question des pouvoirs publics il a une conséquence assez évidente : le retrait des services publics, notamment dans les zones populaires. Ce retrait s’accompagne d’une valorisation des formes privées de « cohésion sociale », y compris sous la forme d’une demande d’encadrement par des associations plus ou moins contrôlées par le pouvoir en place, voire d’une sollicitation des organisations confessionnelles (les religieux comme garants du maintien de l’ordre social dans les quartiers). Autrement dit d’une privatisation de fonctions jusque-là assurées par les autorités publiques (et avec des fonctionnaires qui avaient une fâcheuse tendance à l’indépendance que le statut national leur garantit…).
On introduira toutefois une nuance de taille. Si l’État se désengage de certaines fonctions, les fonctions répressives, et plus largement de contrôle social, se maintiennent et même se développent ! Ce qui est d’ailleurs assez logique : quand on casse les droits et acquis sociaux, il faut bien se préparer à affronter les luttes sociales qui en résultent. C’est qu’en fait une partie des fonctions assurées par l’État est le résultat des luttes des travailleurs, luttes qui se concrétisent par des acquis transcrits dans des institutions liées à l’État - autrement dit des services publics. Par exemple, les grands services publics en réseau (La Poste, les Telecom…) servent à la fois à garantir des droits aux salarié-e-s en général (péréquation tarifaire notamment) et aux salarié-e-s qui y travaillent (statut national). L’offensive contre les travailleurs aboutit logiquement au démantèlement des dispositifs étatiques qui transcrivaient des acquis liés à un rapport de forces mois défavorables pour les travailleurs. Et comme elle produit des résistances, il faut renforcer l’appareil répressif… finalement l’État capitaliste revient à ses fonctions de départ, qui sont de maintenir l’ordre social par l’idéologie et/ou la répression directe.
Cette privatisation des différentes formes d’encadrement social est théorisée sous diverses formes par les idéologues du capitalisme (valorisation des capacités de la « société civile », du « tiers secteur », etc… face à un retrait inévitable de l’État). Le FMI s’en est fait le spécialiste, enrobant ses plans d’austérité et ses demandes de privatisation des services publics dans un discours de valorisation de l’initiative privée des « entrepreneurs », de la valorisation du « contrat » face aux lois engendrant des « rigidités du marché du travail »…
On voit bien ici que le courant historique apparu en histoire médiévale durant les vingt dernières années, ne fait que reprendre des thèmes idéologiques du capitalisme pour les transposer au Moyen Âge. Cette opération s’effectue en cherchant à démontrer que la « privatisation » des pouvoirs publics et des fonctions d’encadrement social n’est en rien un phénomène négatif (et par conséquent n’a en rien entraîné des désordres ni une exploitation accrue ou une perte de droits de la population paysanne), que le désengagement de l’État peut être avantageusement compensé par des liens privés et une gestion « locale » des problèmes sociaux.
Il est dommage pour ses auteurs que la démonstration se heurte à des faits objectifs. En revanche, une chose n’est nullement dommageable : une telle démarche, qui vise à « importer » grossièrement dans les sciences humaines les thèmes idéologiques actuels développés par la bourgeoisie subira le même démenti de la part des historiens à venir.