Enseignement, Université, Recherche
« Le savoir n’est pas une marchandise » ?
Un slogan revient régulièrement dans les mobilisations, en France et ailleurs : « L’université n’est pas une entreprise, le savoir n’est pas une marchandise ».
Ce mot d’ordre exprime l’aspiration de la jeunesse au droit aux études, celle des enseignants à la défense de leurs conditions de travail : la liberté pédagogique et la transmission de connaissances étant jusqu’alors en France partie intégrante de leur métier.
Dans les remarques qui suivent, on s’interrogera sur les diverses acceptations de ce mot d’ordre.
Dans la société capitaliste, le savoir prend indirectement la forme de marchandise dès lors que le salarié, avec ses qualifications, se trouve sur le marché du travail. Un livre est une marchandise mais le savoir lui-même ne l’est pas à proprement parler. La marchandise particulière qui est achetée et vendue sur le marché du travail, c’est la « force de travail », laquelle est porteuse ou non d’un certain nombre de compétences, savoirs, savoir-faire… K. Marx la définit comme « l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles[1] ».
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Affiche de la marche latino-américaine du 24 novembre 2011
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Les employeurs achètent cette force de travail ; ils en déterminent la demande. Les salariés vendent leur force de travail et en déterminent l’offre. Mais comme pour les autres marchandises (produits énergétiques, machines outils…), les employeurs n’achètent que les marchandises dont ils ont besoin. Ils n’achètent que la force de travail des salariés qui possèdent un certain savoir les rendant capables de réaliser des travaux bien précis.
« La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire à son entretien ou à sa production[2] » et à sa reproduction, c’est à dire la « production » des enfants de travailleurs. Le temps nécessaire à la formation fait donc partie intégrante de la valeur de sa force de travail, aux côtés de ce qui est nécessaire aux salariés pour entretenir leur force de travail (nourriture, logement, transports, santé…). Ainsi, le temps nécessaire à la formation d’un ingénieur (son équivalent en quantité de travail) est plus important que ce qui est nécessaire à la formation d’un ouvrier.
En France et dans un certain nombre de pays, les salariés ont arraché la reconnaissance de ces connaissances et savoir faire, des qualifications, dans des accords et statuts collectifs, lesquels sont construits sur la base de diplômes à valeur nationale. Les grilles de salaires correspondent à ces niveaux de qualification. En l’absence de tels acquis collectifs l’employeur détermine seul, selon l’offre et la demande sur le marché du travail, le montant du salaire correspondant à la valeur de la force de travail qu’il achète. Dans une telle situation, celle qui existait au XIXe siècle, la concurrence entre le salariés est totale et les salaires très bas.
Mais en signant un contrat de travail, le salarié qui vend sa force de travail accepte que l’acheteur qui en devient propriétaire durant un temps donné, détermine les fins auxquelles ce savoir doit servir. La force de travail du salarié devient alors la propriété du patron et ce dernier l’utilise selon ses seuls besoins. Le salarié n’est plus maître de sa production, ce n’est pas lui détermine les fins auxquelles son savoir doit servir : c’est là un des aspects important de l’aliénation du salarié dans le système capitaliste.
L’idée selon laquelle l’université dispenserait, sous le nom de culture, un savoir désintéressé est, aujourd’hui encore, largement répandue. D’où vient cette idée ?
Lorsque la bourgeoisie accède au pouvoir à la fin du XVIIIe siècle, elle hérite de la période de l’Ancien-Régime un certain nombre de conceptions relatives au savoir, et de combats que cette bourgeoisie a menés dans ce cadre ancien. Coexistaient en particulier, dans ce monde ancien, des conceptions distinctes, voire contradictoires : une conception aristocratique du savoir que reprend, par exemple, Montaigne qui considère que chercher la culture à des fins de « gains » est une fin « abjecte et indigne » quand on est enfant d’une grande maison ; une conception beaucoup plus utilitaire visant à l’acquisition de diplômes (droit, médecine) nécessaires pour occuper certaines charges ; une conception en usage chez les artisans pour qui le savoir se monnayait : devenir compagnon avait un coût… Enfin, la conception de l’Église pour qui le « savoir » était un outil d’endoctrinement.
Mais la bourgeoisie qui arrive au pouvoir est aussi héritière de son propre combat qu’elle a mené contre l’obscurantisme religieux, notamment à partir de la Renaissance et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en encourageant la recherche scientifique et en favorisant sa vulgarisation.
Ce combat s’est exprimé notamment avec l’œuvre emblématique de l’Encyclopédie. Pour ces auteurs, la diffusion des sciences et des techniques pouvant contribuer à enrichir le pays… et la bourgeoisie elle-même.
En même temps que la bourgeoisie luttait contre ce qui reste du système féodal, contre l’État monarcho-féodal et contre l’idéologie de l’Église qui les justifie, elle cherchait à promouvoir une nouvelle représentation globale de l’homme, de la société, de l’État. À l’inégalité de nature résultant du décret divin, la bourgeoisie opposait « l’égalité naturelle » entre les hommes. Faisant de la propriété privée le fondement de la nouvelle société, elle crée alors sa propre idéologie de l’histoire, justifiant le nouvel ordre social et la « démocratie » bourgeoise. Les progrès du savoir, en modifiant les mentalités, seraient à l’origine des transformations et des bouleversements économiques sociaux et politiques des sociétés modernes. Cette conception idéaliste (héritée de Condorcet et de Hegel) se développe au XIXe siècle, en particulier avec le positivisme d’Auguste Comte.
Pour le développement de l’industrie et du commerce au XIXe siècle, la bourgeoisie (ou du moins ses couches alors les plus progressistes) ont eu besoin de développer l’enseignement, la culture, les sciences… En même temps, elles ont fait de ce « besoin » une arme idéologique contre la classe ouvrière, en expliquant que le développement de la culture, des sciences et des techniques allait peu à peu régler la question de la misère sociale et donc que point n’était besoin de révolution. C’est la conception que développe notamment Victor Hugo, en particulier dans Les Misérables.
La sociologie et plus largement les « sciences humaines » enseignées aujourd’hui à l’université sont encore largement influencées par ce positivisme : la connaissance, la science serait à même d’assurer l’ordre social. Il s’agit là d’une problématique idéaliste, et son apparition est liée à l’émergence d’un nouveau processus historique. Auguste Comte, effrayé par l’insurrection ouvrière de juin 1848 où le prolétariat apparaît et combat en défense de ses intérêts propres cherche une réponse aux questions nées de la révolution de 1848. D’où cette construction doctrinale largement utilisée par la bourgeoisie : c’est le développement de la « culture », du « savoir » qui commande la vie sociale. Cette théorie nie l’existence d’intérêts contradictoires entre les deux classes fondamentales de la société. Le « progrès » est présenté comme le développement de « l’ordre ». Et, c’est au nom de la science qu’est justifié le maintien de l’ordre bourgeois et que le prolétariat devrait s’y soumettre et respecter le « bien commun », « l’intérêt général », (c’est à dire l’intérêt de la classe dominante).
Or, la science n’est pas un « discours vrai » sur le monde ; elle est partie intégrante des forces productives.
En général, ce sont les besoins matériels de la production qui déterminent les recherches. En 1894, dans une lettre, Engels expliquait : « Si la technique, comme vous le dites, dépend en grande partie de l’état de la science, celle-ci dépend plus encore de l’état et des besoins de la technique. La société a-t-elle un besoin technique ? Cela fait plus pour l’avancement de la science que dix universités. Toute l’hydrostatique (Torricelli, etc.) est née de la nécessité du besoin de régler les torrents dans l’Italie du XVIe et du XVIIe siècle. Nous ne savons quelque chose de rationnel en électricité que depuis le jour où on a découvert son emploi technique. Malheureusement on s’est habitué en Allemagne à écrire l’histoire des sciences comme si elles étaient tombées du ciel[3]. »
Ce n’est pas un hasard, si en France, le CNRS est crée en 1939, à la veille de la Deuxième guerre mondiale. Les efforts étaient alors portés sur la physique en réponse aux besoins des armées : on sait le rôle que tiendront dans le conflit le radar, la détection sous-marine, les fusées, la bombe atomique. Aujourd’hui, c’est l’exacerbation de la concurrence sur le marché mondial qui conduit les entreprises à soumettre plus étroitement encore la recherche aux nécessités de l’innovation technologique.
Dans La Nouvelle école capitaliste, les auteurs expliquent que « Rentabilité et réactivité deviennent les maîtres mots de l’activité scientifique[4] ». Ils montrent que la recherche devient de plus en plus dépendante des contrats passés avec les financeurs (entreprises, armée…), avec une prédominance de projets et de financements sur contrats courts débouchant sur des produits rapidement valorisables.
« Le savoir n’est pas une marchandise » exprime donc un souhait parfaitement légitime en ce qui concerne l’école, l’université, le savoir. Mais il ne peut être vraiment réalisable que dans une société qui ne serait pas fondée sur des rapports marchands.
Faire baisser le coût de la formation est une des exigences du patronat. De même qu’il exige de faire baisser le coût de la recherche. Il faut, pour cela, casser les protections statutaires, individualiser les rémunérations afin de mettre en concurrence les enseignants, les chercheurs… Ainsi, l’entretien individuel d’évaluation est un outil fort efficace. La diminution des heures de cours, l’augmentation du temps de travail des enseignants, le développement de l’alternance et de l’apprentissage pour une masse de collégiens, de lycéens, d’étudiants, l’e-Learning, le travail personnel ( « autonome »), sont autant de moyens pour diminuer les dépenses d’enseignement. La dévalorisation relative de la force de travail due à la diminution des frais de formation contribue à l’accroissement de la plus-value.
Avec les « contrats d’excellence » et le « grand emprunt », se développe le processus de soumission de l’université et de la recherche à la logique managériale, aux exigences des entreprises. Il s’accompagne de plans drastiques de restructuration, c’est à dire de destruction des EPST (établissement public à caractère scientifique et technologique). Les années 2000 voient l’explosion de la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche : les précaires représentent désormais un quart des personnels et la tendance se poursuit[5].
Les auteurs de La nouvelle école capitaliste font des analyses pertinentes et utiles : ils mettent en évidence le lien étroit entre les besoins actuels de la production capitaliste et les bouleversements imposés à l’organisation de tout le système d’enseignement.
Mais sur quelle perspective combattre ?
Christian Laval, à maintes reprises, cite Jaurès : la question de l’école ne peut être séparée de la question sociale. Cela est parfaitement juste. Mais quelle conclusion en tirer ? Peut-on faire face à la prolétarisation des enseignants, des chercheurs, des ingénieurs en fixant l’objectif de restaurer la place du travail intellectuel « dans une optique héritée de l’humanisme » ? S’appuyer sur la « foi collective » de « ces professionnels » dans « la "force du savoir" comme moyen d’émancipation » est un point d’appui pour la mobilisation. Mais cela ouvre-t-il une perspective ?
Le prolétariat et la masse des salariés ont besoin du savoir, de l’école pour s’organiser et créer les outils à même de changer l’ordre social. Mais la socialisation croissante de la production conduit, dans le cadre du mode de production capitaliste, à la soumission du travail intellectuel (de la recherche, de d’enseignement) aux exigences de la production capitaliste.
Au fur et à mesure que le capital s’accumule, son joug se fait plus pesant, l’aliénation et le dénuement du salarié augmentent. Cela est vrai pour l’ouvrier comme pour le chercheur ou le technicien. La science et la technique ne sont pas neutres. Dans le cadre du capitalisme, cette course à l’innovation augmente la masse et le perfectionnement des machines, la force productive du capital. Cette force s’oppose et domine le travail vivant, le travail intellectuel comme le travail manuel.
Mais on ne peut aujourd’hui « libérer » le travail intellectuel par un retour en arrière. Revendiquer le droit aux études et la liberté de recherche met ouvertement en cause le capitalisme. C’est dans le combat pour en finir avec le capitalisme que le travail intellectuel, de même que le travail manuel, peut être « libéré ».
Et qu’alors pourra être mis fin à l’opposition entre travail intellectuel et travail manuel.