La charte d’Amiens (1) : Le mouvement ouvrier au début du XXe siècle
On fait souvent jouer à la charte d’Amiens un rôle « fondateur » pour le syndicalisme français. Voté à la quasi unanimité en 1906, cette charte est généralement évoquée hors de son contexte, celui du mouvement ouvrier français au début du XXe siècle et sans se pencher sur le texte lui-même. En comprendre véritablement le rôle implique de revenir sur la situation du mouvement ouvrier en 1906.
Au XIXe siècle, le prolétariat français se distingue par ses capacités révolutionnaires qui se sont en particulier exprimées avec l’insurrection des canuts à Lyon (1831), puis avec l’affrontement révolutionnaire de juin 1848 et la Commune de Paris en 1871. Mais ce prolétariat est beaucoup moins nombreux et moins concentré qu’en Angleterre, et en Allemagne, sauf dans quelques branches (charbonnages, aciéries) et quelques régions. Cela explique la configuration particulière du mouvement ouvrier français : relative faiblesse numérique des syndicats (voire des partis) ; la relative combativité des travailleurs avec une forte propension aux actions spontanées, des grèves « générales » (1936 ; 1968) ; la question des relations entre les syndicats et les partis ouvriers.
Après la défaite sanglante de 1848, le mouvement ouvrier reprend vie, dans les années 1860, sous l’Empire : en 1864, la grève cesse d’être un délit (depuis la Loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 interdisant les « coalitions », la grève était sévèrement réprimée). Les ouvriers peuvent se grouper pour établir des revendications collectives : les chambres syndicales se multiplient. Avec la Ire Internationale proclamée 1864, le mouvement ouvrier se renforce. L’insurrection parisienne du 18 mars 1871 conduit à la proclamation de la Commune (premier gouvernement ouvrier). Mais la direction de la Commune est hétérogène (influence des proudhoniens, des bakounistes, des blanquistes). La violente répression qui s’abat sur la Commune en mai 1871, disloque le mouvement ouvrier. Il faut attendre alors une vingtaine d’années pour qu’il se reconstruise, de façon hétéroclite puis de façon plus unitaire.
À la fin des années 1870 ont lieu plusieurs tentatives pour rassembler mutuelles, coopératives, syndicats et partis. Mais les divisions persistent au sein du mouvement ouvrier.
Au début des années 1890, le mouvement socialiste lui même est, divisé en cinq tendances structurées en quatre organisations. La tendance la plus proche du marxisme (mais un marxisme formel) est incarnée par les guesdistes : en 1881, Guesde a fondé le Parti Ouvrier Français (POF). La Fédération des Travailleurs Socialistes de France (les « possibilistes » autour de Paul Brousse) privilégie les réformes et l’action locale). Le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire (dirigé par Allemane) conçoit la révolution par la grève générale (proche des anarcho-syndicalistes, les allemanistes rompent avec Brousse jugé trop complaisant avec les républicains radicaux). Les héritiers de Blanqui se rassemblent dans le Comité Révolutionnaire Central (CRC) avec Vaillant. À cela s’ajoutent encore les socialistes indépendants (une nébuleuse d’élus, universitaires, journalistes, avocats, parmi lesquels Jaurès, Briand, Millerand, Viviani, etc). Il faut attendre 1905, pour qu’à Paris, sous la pression de la IIe Internationale, le congrès d’unification des courants socialistes fonde la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO).
Le développement du prolétariat de la grande industrie est en retard par rapport à l’Allemagne ou l’Angleterre tandis que la population active paysanne reste prépondérante (40%). Seuls 18,5% des ouvriers d’industrie travaillent dans des entreprises de plus de 500 ouvriers. Pour une grande part, c’est un prolétariat de petites entreprises, très lié aux artisans et travailleurs individuels. Cela explique en grande part la place du mouvement anarchiste. Ce mouvement développe à partir de 1881 la "propagande par le fait" : il utilise tous les moyens, y compris terroristes, pour hâter la révolution sociale. Après l’échec de cette orientation, et soumis à la répression, les anarchistes entrent alors en masse dans les syndicats à partir de 1893. Parallèlement, ce courant politique est marginalisés par l’essor du socialisme international (la IIe Internationale est crée en 1889).
Dans les années 1880, d’importantes grèves se développent (grèves à caractère économique ou/et politique). Les chambres syndicales (500 en 1881) se regroupent en fédérations. Le mouvement ouvrier réclame la liberté totale d’organisation.
Les gouvernements de la IIIe République répriment violemment les grèves. Mais, ne pouvant plus interdire les organisations ouvrières, ils cherchent à les contrôler. La loi Waldeck-Rousseau votée en 1884 abroge la loi Le Chapelier et autorise la constitution de syndicats professionnels (sans autorisation préalable). Mais le gouvernement Jules Ferry encadre ce droit : contrôle administratif des syndicats et des dirigeants (dépôt obligatoire des statuts et des noms des administrateurs) ; limitation du champ d’action des syndicats à « l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles », ce qui exclut tout objectif politique ; limitation du caractère internationaliste de l’activité syndicale ( « les travailleurs étrangers et engagés sous le nom d’immigrants ne pourront faire partie des syndicats »)…
Les syndicats se regroupent en fédérations nationales de métiers. En 1886, sous l’influence de Guesde, les syndicats de métiers se regroupent dans la Fédération nationale des syndicats (FNS). À partir de 1887, des Bourses du travail formées d’union de syndicats sans distinction de métiers organisent des services (caisses de secours, de chômage…). En 1892, les syndicalistes membres des partis socialistes rivaux du POF créent la Fédération des Bourses du travail. Dirigée par les « possibilistes » elle est ensuite, avec Fernand Pelloutier, dominée par les anarchistes.
Une forte aspiration à l’unité persiste. En 1894, les guesdistes perdent la majorité dans la FNS ; c’est au cours de ce même congrès qu’est lancée la proposition d’un congrès commun entre la fédération des bourses et les fédérations d’industries. La Confédération générale du travail (CGT) est finalement créée à Limoges, en 1895. Mais il faut attendre 1902 pour que la fédération des Bourses se rallie à la CGT. Le Comité confédéral est alors constitué par le Comité des fédérations et le Comité des bourses. L’unité syndicale est alors vraiment réalisée.
Si au début du XXe siècle il existe ainsi un Parti socialiste unifié et une seule centrale syndicale ouvrière, le mouvement ouvrier français n’est pas pour autant véritablement unifié comme en Allemagne ou en Angleterre. Produit de l’histoire, il subsiste une opposition entre syndicat et parti ouvriers. Durant cette même période, se développent des pratiques politiques opportunistes, mais aussi la critique de cette politique opportuniste.
En 1899, le socialiste Millerand entre dans le gouvernement bourgeois dirigé par républicain opportuniste Waldeck Rousseau (aux côtés du général Galliffet qui réprima la Commune en 1871). Millerand défend de nouveaux projets de loi antisyndicaux (arbitrage obligatoire, réglementation de la grève). À l’inverse, les syndicats et les bourses sont opposés à de telles réglementations.
La présence de Millerand dans ce gouvernement est soutenue par des socialistes, comme Jaurès ou Keufer, par ailleurs secrétaire de la fédération du livre. Mais le « ministérialisme » est condamné par la IIe Internationale de même que le « révisionnisme » de Bernstein : ce dernier affirmait que le capitalisme se transformerait et évoluerait pacifiquement vers le socialisme. En 1905 le congrès de la SFIO condamne aussi le ministérialisme et le « révisionnisme » : la SFIO « n’est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte de classe et de révolution ». Mais la SFIO est dirigée par Jaurès : en 1908, au congrès de Toulouse, son discours donne le véritable cadre doctrinal du Parti. Il fait l’éloge de la « réforme » et des principes républicains : ainsi défend-il le projet de loi du gouvernement sur les retraites. Il s’agissait de retraites par capitalisation, projet combattu par la CGT qui rejetait cette épargne forcée dont les salariés ne verraient jamais la couleur.
C’est dans ce contexte, qu’en 1906, se tient à Amiens, le IXe congrès de la CGT.