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Le livret de compétence, un retour au livret ouvrier ?
Le livret de compétences dans les lycées, annoncé par Sarkozy au mois d’octobre, apparaît comme un livret dans lequel seront inscrits les éléments de « bonne » conduite et les « bonnes » aptitudes de chaque lycéen. Ce livret sera utilisé, entre autre, pour l’admission, ou non, dans l’Enseignement supérieur.
Ce livret fait penser au livret ouvrier, livret que chaque ouvrier était obligé de détenir s’il voulait se faire employer, et sur lequel étaient souvent inscrites des appréciations sur son travail. Ce livret apparut avec le mouvement ouvrier siècle et prit son essor au XIXe siècle. L’obligation du livret fut abandonnée en 1890.
On peut s’interroger sur le sens du livret de compétences au regard de la signification du livret ouvrier, bien que plus d’un siècle les sépare.
Promulguée sous forme d’arrêté le 9 frimaire de l’an XII (1er décembre 1803), la loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803) légifère sur le livret ouvrier. Ce décret stipule : « Le gouvernement doit en assurer l’exécution non seulement parce qu’elle intéresse essentiellement le bien de l’industrie, mais encore parce qu’elle met en ses mains un moyen efficace d’exercer une bonne police » (Chaptal, ministre de l’Intérieur en 1803). <Ainsi, comme l’explique Chaptal en 1803, le livret ouvrier est un instrument de soumission des ouvriers à l’état (par le biais de la police) et au patronat.
Ce livret devait en effet être délivré par un commissaire de police, par un maire ou l’un de ses adjoints (article 2), et l’ouvrier devait « faire viser son dernier congé par le maire ou son adjoint, et (...) faire indiquer le lieu où il se propose de se rendre » . En outre, « Tout ouvrier qui voyagerait sans être muni d’un livret ainsi visé sera réputé vagabond, et pourra être arrêté et puni comme tel » (article 3).
Ce livret soumettait également l’ouvrier à son employeur. En effet, l’employeur pouvait exiger de conserver le livret de l’ouvrier. En outre, à l’époque où les salaires très faibles obligeaient les ouvriers à prendre créance auprès de leur patron, les ouvriers ne pouvaient partir sans s’être acquitté de leur créance. Une telle disposition incitait les patrons à faire créance aux ouvriers : pour s’acquitter de leur créance et pouvoir partir, les ouvriers devaient alors rester et accepter du travail souvent moins bien rémunéré. De même les ouvriers, si leur maître l’exigeait, ne pouvait rompre leur contrat. Une telle mesure visait à lutter contre le refus de subordination des ouvriers à leur maître et, par exemple, à empêcher un ouvrier d’aller travailler chez un autre maître qui le rémunérerait mieux.
Enfin, s’il n’est pas explicitement écrit dans la loi que l’employeur peut commenter le travail de l’ouvrier sur son livret, cette pratique était répandue, et même encouragée (circulaire du ministre de l’Intérieur, 16 novembre 1809) ; généralement les bonnes conduites sont inscrites et le silence gardé prend valeur de réserve. Ainsi, le livret se transforme en un certificat de bonne conduite, soumettant les ouvriers à l’ensemble du patronat.
« Le charisme, l’attention aux autres, le sens du travail en équipe, la capacité de prendre des responsabilités, dans le monde professionnel, compteront beaucoup ; cela doit compter davantage dans l’évaluation que l’on fait de vous au lycée. L’engagement des élèves sera formellement reconnu, grâce à la mise en place du livret de compétence (...). Les initiatives que vous prendrez (...) seront prises en compte (...) et (...) deviendront un élément d’appréciation pour l’entrée dans l’enseignement supérieur » (Sarkozy, discours du 13 octobre 2009).
Il va de soit que les initiatives telles que tenir une AG, y participer pour s’élever contre la politique de l’établissement ou du gouvernement, telles que le militantisme, ... ne seront sùrement pas considérées comme des qualités émoignant d’un « sens du travail en équipe » , d’une « attention aux autres » . Et qu’en sera-t-il de ceux qui auront des difficultés au lycée ou doivent travailler pour gagner quelques sous ?
Le livret de compétences proposé par Sarkozy dans le cadre de la réforme des lycées apparaît ainsi, tout comme le livret ouvrier, comme un certificat de bonne conduite, au sens où l’entend la bourgeoisie. Il pourra être exigé si le lycéen veut poursuivre ses études et il n’y a qu’un pas pour qu’il soit demandé lors d’une embauche. Le livret suit les individus au cours de leurs études, et apparaît en ce sens comme un nouveau type de fichage. Le livret de compétence apparaît ainsi comme un moyen de contrôler les « bons » ou « mauvais » éléments de la ociété, et de sélectionner ceux qui seront ou auront été les plus « exemplaires » . Ce livret soumet ainsi les lycéens à l’état et à la bourgeoisie.
Au cours du XIXe siècle des lois ou arrêtés modifient ou précisent le décret de 1803 ; en outre certains des ses articles étaient plus ou moins appliqués selon les localités. Débarrassé de ses fonctions répressives, et donc sans mention d’appréciation sur le travail effectué, le livret ouvrier pouvait parfois jouer le rôle de certificat de travail. En effet, en l’absence de diplômes, ce livret listait les différents emplois occupés et mentionnait les « brevets de capacité » (équivalent d’une qualification).
Ensuite, la classe ouvrière a imposé un système de diplômes et de qualifications reconnus à l’échelle nationale. Aujourd’hui, tout cela est mis en cause. Et il n’y a qu’un pas pour que le livret de compétences se substitue petit à petit aux diplômes. Sa coexistence même avec le diplôme, dans la mesure où il peut être exigé par un établissement scolaire, une université ou un employeur, dévalue la valeur des diplômes. Le lycéen n’est en effet plus évalué sur des critères objectifs, se rattachant à ses études, mais sur des critères subjectifs, relatant à sa vie privée, de son « comportement social » , de « compétences » . À l’heure où le gouvernement tend à intégrer de façon importante le contrôle continu dans le diplôme du Bac, ce livret de compétence opère dans le mème sens, celui amenant à la liquidation du Bac comme diplôme national.
Aujourd’hui, le livret de compétences vise à remplacer les diplômes en mentionnant des listes de « compétences » . Il est aussi un outil de contrôle des individus, via l’obligation de le détenir (pour trouver une place à la Fac ; et bientôt pour trouver un emploi ?) et l’appréciation de bonne ou mauvaise conduite qui y est inscrit. La réapparition d’un tel type de livret témoigne d’un grand bon en arrière et contribue à la disparition du droit à étudier librement ainsi qu’à la destruction du droit du travail.