De la naissance du mouvement ouvrier chinois à 1949
- Dossier Chine : Un siècle d’importante luttes de classes (première partie)
La Chine a connu, durant des siècles, une civilisation brillante avant de tomber, au XIXe siècle sous la domination des impérialismes d’Europe. Si les différentes dynasties de l’Empire du milieu ont eu leurs périodes d’apogée et de déclin, l’avance technologique de la Chine était réelle. Au XVIIIe siècle, appuyée sur l’introduction de plantes venues d’Amérique (patate douce, maïs, pomme de terre, arachide…), la population chinoise était mieux nourrie que celle d’Europe.
Caricature française des années 1890.
La « Chine », est divisée entre le Royaume_Uni, l’Allemagne, la Russie et le Japon ; la France étant l’arbitre.
En Europe, la bourgeoisie s’est développée dans le cadre de la féodalité. En Chine, les structures politiques qui avaient, durant les siècles précédents, permis l’avance technologique ont bloqué l’accumulation primitive du capital [1]. Il n’y a pas eu émergence d’un capitalisme marchand puis industriel. Au XIXe siècle, confrontée à l’expansion du capitalisme européen, la Chine tombe sous la domination des puissances d’Europe. Les guerres de l’opium (1839-42, 1858-60) menées par l’Angleterre, puis de concert avec la France se soldent par des traités défavorables pour la Chine. La guerre sino-japonaise (1894-95) donne le signal à un véritable dépècement de la Chine par les impérialismes d’Europe auxquels se joint le Japon. À la fin du siècle, les compagnies étrangères (navigation, filature, chemin de fer, télégraphes) contrôlent l’économie chinoise. Marchands chinois et fonctionnaires deviennent les courtiers du capital étranger sur le marché chinois (des « compradores »). L’Empire mandchou n’est plus un État vraiment souverain. Douanes, impôts, postes, justice échappent à son autorité. Et en même temps, les impérialismes protègent les dirigeants chinois de la colère du peuple (le XIXe siècle connaît de grandes insurrections populaires).
À la fin du XIXe siècle, la Chine des Mandchous semble donc vouée à l’éclatement.
La révolution russe de 1905 a eu des échos en Europe occidentale ; elle a aussi entraîné les pays d’Asie dans l’activité politique. Un courant terroriste [2] influencé par les nihilistes russes se développe en Chine. Une bourgeoisie formée de commerçants et compradores, d’intellectuels et de riches Chinois émigrés se regroupe autour du nationaliste Sun Yat-sen qui fonde en 1905 la Ligue jurée (Guomindang en 1912).
En 1911, la dynastie mandchoue est renversée, la République proclamée. Sun Yat-sen est élu président provisoire de la République le 1er janvier 1912. Mais la bourgeoisie est trop faible pour se maintenir au pouvoir, ne jouant un rôle déterminant que dans quelques villes comme Shanghai. Appuyé sur la cour et l’armée du nord, Yuan Shi-kaï [3] obtient l’abdication de l’Empereur et le retrait de Sun Yat-sen à son profit. Devant l’extension des troubles agraires, il établit un gouvernement dictatorial avec l’appui des propriétaires terriens et des financiers étrangers et il interdit le parti nationaliste de Sun Yat-sen.
Après la mort de Yuan Shi-kaï, en 1916, la Chine est un pays morcelé aux mains des seigneurs de la guerre. Ces derniers participent au marché de l’opium, se déchirent en luttes incessantes (chaque impérialisme soutenant telle ou telle clique). La concession française est au centre de lucratives activités (protection des gangsters liés au trafic de l’opium, rackets, prostitution…). La Chine devient la « terre des bandits » (20 millions en 1930) et aussi la « terre de la famine »
Dans ce pays à l’économie globalement archaïque, les capitaux étrangers ont fait naître quelques activités modernes dans le nord-est et autour de quelques villes du littoral. De 1917 à 1922, ces villes connaissent une forte croissance de l’industrie moderne. Avec la guerre, le rôle des impérialismes d’Europe se réduit. Dans les villes côtières se forme une bourgeoisie d’affaire enrichie. Mais l’essor est limité et cette bourgeoisie reste peu nombreuse.
En relation avec l’ouverture du pays une véritable renaissance culturelle voit le jour dans la Chine côtière : des Chinois conscients des difficultés de leur pays adoptent les idées et les principes politiques de l’Europe. La jeune université de Pékin joue un rôle central en formant des intellectuels, dont certains vont à l’étranger. Parmi eux, Chen Diuxiu, le doyen de la faculté des lettres. En 1915, il lance un « Appel à la jeunesse » [4]. En 1919, la décision du traité de Versailles de transférer au Japon la province du Shandong provoque un immense mouvement de protestation. Ce « mouvement du 4 mai » rassemble étudiants, professeurs et aussi la bourgeoisie d’affaires, les ouvriers de Shanghai (le nombre d’ouvriers a décuplé : 3 millions sur 400 millions d’habitants). Ce mouvement n’est pas seulement nationaliste et anti-impérialiste. La jeunesse s’intéresse aux débats entre anarchistes, marxistes, libéraux-réformistes. Le besoin de proposer des solutions concrètes à la crise pousse à la constitution de partis politiques.
En 1917, Sun Yat-sen tente, sans succès, d’établir un gouvernement militaire à Canton (contre le nord dominé par les seigneurs de la guerre). Lui-même seigneur de guerre sans armée, il est, en 1919, à contre courant du « mouvement du 4 mai ». Aussi, en 1920, il refonde le parti nationaliste, le Guomintang. Il reprend les « Trois principes du peuple » du programme de 1905 ( « nationalisme », « démocratie », « bien être du peuple ») en les clarifiant. Ainsi, la « race » Han est proclamée centre civilisateur de la nation chinoise : Mongols, Tibétains, Mandchous, Turcs doivent être intégrés culturellement. Pour apprendre au peuple la discipline, il veut renforcer l’État (dictature militaire, parti unique). Cet État devrait prendre ensuite la forme d’une République avec un Président élu au suffrage universel. Le « bien-être du peuple », présenté comme synonyme de socialisme n’est, en réalité, qu’une réforme agraire partielle, sans expropriation.
Le « mouvement du 4 mai » n’avance pas seulement des revendications nationalistes ; il est aussi influencé par la Révolution d’Octobre russe. Il annonce la deuxième révolution chinoise.
Depuis 1920, l’aile radicale de ce mouvement est en relation avec des membres de la IIIe Internationale [5]. Le « Mouvement travail et études » qui permet à de jeunes chinois d’étudier à l’étranger met ces jeunes en contact avec le mouvement ouvrier. (Entre 1919 et 1920, environ 1400 jeunes chinois sont placés dans les usines et/ou dans des lycées en régions parisienne et lyonnaise. Le Parti communiste chinois (PCC) est fondé à Shanghai, en juillet 1921 avec une cinquantaine de militants dont un petit groupe d’étudiants travailleurs de retour en Chine [6] ; il est animé par Chen Diu-xiu (secrétaire général de 1921 à 1927).
En février 1923 une grève des cheminots est férocement réprimée ; cela donne un coup d’arrêt à l’essor du mouvement ouvrier engagé en 1922. Le PCC passe dans la clandestinité. En 1925 de puissantes grèves se développent à Shanghai dans les usines de coton japonaises. Le PCC appelle à un nouveau « 4 mai » contre les impérialismes japonais et anglais. Le « mouvement du 30 mai » culmine avec la grève générale de Canton dont le Comité de grève est un véritable contre-pouvoir (juin 1925-octobre 1926).
En 1922, l’Internationale communiste (IC) a décidé que dans les pays coloniaux, il était possible et utile de passer des « accords temporaires » avec des organisations nationalistes dans la perspective de la lutte contre l’impérialisme mondial. L’IC pousse le PCC, en 1924, à entrer dans le parti nationaliste Guomindang dont l’audience est beaucoup plus large que celle du PCC. Le but était de permettre au PCC de se renforcer : en quelques mois, il passe de 900 à 10 000 membres ; il pénètre dans le monde paysan.
En 1925-26, se développent de puissantes mobilisations ouvrières et paysannes sous la direction du Syndicat général dominé par le PCC : grève générale des ouvriers et étudiants à Shanghai en février 1925 ; grande grève qui paralyse Canton-Hong Kong ; élection par les délégués des grévistes d’une sorte de parlement ouvrier à Canton. En mars 1926, Chang Kaï-chek, qui dirige le Guomintang depuis la mort de Sun Yat-sen en 1925, décide d’engager la lutte contre le communisme ; il organise un coup d’État à Canton, proclame la loi martiale, arrête les communistes, puis lance une expédition vers le nord. L’IC la soutient, la présentant comme le moyen de libérer la Chine des « seigneurs de la guerre ».
Fin 1925, la situation est modifiée, et le Guomintang se dresse contre les masses. Chen Diu-xiu, et nombre de cadres du PCC, propose que PCC sorte du Guomindang afin de préparer la lutte contre la contre-révolution qui s’organise. Il faut pour cela que le parti combatte de façon indépendante sur son programme. [7] La direction de l’Internationale Communiste refuse. Elle définit le Guomindang comme le « bloc révolutionnaire des ouvriers, des paysans des intellectuels et de la démocratie urbaine » (le « bloc des quatre classes »).
En mars 1927, les ouvriers de Shanghai s’insurgent ; un gouvernement municipal est proclamé. Mais le PCC laisse une large place à la bourgeoisie locale et sur ordre de Moscou paralyse les masses ouvrières et paysannes afin de se concilier le Guomintang. Le 12 avril, Chang Kaï-chek, appuyé par les banquiers et des gangs, écrase la révolution ouvrière. C’est la Terreur blanche : 5 000 travailleurs sont assassinés. Il dissout le Parti communiste chinois.
À Moscou, l’IC admet la trahison de Chang, mais soutien un autre nationaliste, Wang Jing-wei. Ce dernier fait massacrer les unions paysannes qui occupent les terres (Hunan, Hubei). Alors que la mobilisation reflue, la fraction stalinienne déclanche fin 1927, de façon artificielle, des soulèvements dans les campagnes et l’insurrection de Canton : cela conduit à de nouveaux massacres. Chang Kaï-chek qui s’est emparé du pouvoir appuyé sur les impérialismes, les notables et la pègre, devient le premier seigneur de la guerre. Le PCC est brisé, sa base ouvrière est détruite.
Cette défaite du prolétariat chinois est le produit de la politique de Staline qui dès le milieu des années vingt subordonne le PCC au Guomindang. La direction stalinienne de l’IC rend Chen Diu-xiu responsables de la défaite. Chen, exclu du PCC en 1929, se rallie à l’Opposition de gauche de Trotski. Six cent Chinois qui étaient partis en formation à Moscou, réfléchissant à l’origine de cette défaite se rallient aux explications que donne Trotski de cette défaite.
Mais Staline exclut l’Opposition de gauche du Parti Communiste de l’URSS ; Trotski est déporté fin 1927.
À partir de 1928, le PCC se reconstruit dans les campagnes ; il n’a plus de base ouvrière ; appuyé sur des paysans misérables, il forme une armée de guérilla. En 1934, cette armée, contrainte par le Guomindang d’abandonner le Jiangxi rejoint le nord-ouest. Pour échapper à l’armée du Guomindang qui veut « pacifier d’abord » (éliminer les communistes) et « résister ensuite » aux Japonais, l’Armée rouge s’enfonce dans la Chine profonde, effectue un long parcours vers le nord (12 000 km). Cette « longue marche » (octobre 1934-octobre 1935) marque un tournant politique pour le PCC dirigé par Mao Zedong : il devient un appareil militaire, administratif et politique en lien étroit avec Moscou.
À l’échelle internationale, face à la montée du fascisme, l’aspiration à l’unité s’accroit. L’IC adopte alors la politique de « Fronts populaires » [8] (alliance des organisations ouvrières avec les républicains bourgeois). En Chine, le PCC partisan d’un « Front populaire de toutes les classes » conclut fin 1936 une trêve avec Chang Kaï-chek.
Après l’attaque et l’invasion de la Chine par le Japon (juillet 1937) Staline et Chang Kaï-chek signent un pacte de non agression. Dans cette guerre de huit ans, le PCC accroît son influence : l’efficacité de son armée, devenue « l’Armée populaire de libération » tranche avec l’incapacité de l’armée de Chang pourtant conseillée et équipée par les États-Unis. En 1945, l’Armée populaire comprend 1.2 million de membres, contrôle les 950 000 km2 libérés et 100 millions d’habitants. La Chine nationaliste, reconnue par l’URSS obtient un siège à l’ONU Mais le régime de Chang est en pleine décomposition.
À la conférence de Yalta, Staline, Roosevelt et Churchill prévoient que la Chine sera une zone d’influence américaine : le général Mac Arthur fait transporter l’armée de Chang dans le nord afin qu’elle occupe le terrain (avant celle du PCC). Staline demande au PCC de former un gouvernement de coalition avec le Guomindang. Mais l’armée et l’État nationaliste profondément décomposés se heurtent à l’hostilité populaire dans les villes (émeutes contre la cherté du riz à Shanghai…).
Contre les grands propriétaires, un puissant mouvement paysan se développe pour la terre. Dans les villes, les ouvriers dénoncent la discipline du travail, demandent l’échelle mobile des salaires, le droit syndical. À l’initiative de Chang, la lutte reprend en Mandchourie entre le PCC et le Guomindang. Le PCC prend la tête de la mobilisation paysanne. Il cherche à contrôler les villes en imposant sa main mise sur les syndicats, en interdisant toute organisation autonome, tout en ménageant la bourgeoisie nationale.
Le 1er octobre 1949, Mao Zedong proclame la République populaire de Chine. Chang Kaï-chek se réfugie à Formose, aujourd’hui Taïwan. À la différence de la révolution d’Octobre 1917, ce n’est pas un « état ouvrier » appuyé sur les conseils ouvriers (soviets) qui se met en place, mais un Etat ouvrier déformé dirigé par un appareil bureaucratique et militaire. En même temps, la victoire de Mao est un élément et le produit de la vague révolutionnaire issue de la Deuxième Guerre mondiale. Et la défaite de Chang est aussi celle de l’impérialisme mondial. Une nouvelle page commence de l’histoire de la Chine.
En 1859, Marx parle de mode de production asiatique pour l’Inde, la Chine : forte centralisation du pouvoir politique indispensable pour promouvoir un système complexe d’irrigation sur un territoire extrêmement vaste. L’Etat s’approprie directement une partie du travail et de la production des communautés qu’il domine. Les quelques marchands qui parviennent à s’enrichir sont alliés à la classe dominante et ne recherchent pas l’essor de la production. Si le système bureaucratique chinois a permis autrefois de développer le secteur agricole du pays, les bureaucrates tendaient en effet à entraver tout progrès technique et tout développement industriel risquant de remettre en cause leur pouvoir.