La justice garotte la mémoire des victimes du franquisme
Le juge espagnol Baltasar Garzón a don été à la fois acquité... et condamné à 11 ans d’interdiction d’exercice de ses fonctions. Acquitté dans l’affaire des fosses de France après avoir été sévèrement condamnédans un cas de corruption politique, l’affaire Gürtel.
Cette décision est sans appel selon la loi espagnole. Sa carrière est donc de fait terminée pour la joie de ses ennemis nombreux et situés dans tout le spectre politique du pays. Le juge déchu va quand même saisir le Tribunal Constitutionnel et l’Europe afin de mettre en cause sa mise à la retraite forcée. Cette situation mérite de replacer les faits dans leur chronologie et dans leur contexte historique. L’affaire de la ceinture : Correa, une affaire espagnole pur jus Le 9 février 2012, le Tribunal Suprême de Madrid a mis fin à la carrière et aux agissements du juge Garzón. La faute de Garzón a été de faire enregistrer les conversations entre des suspects incarcérés et leurs avocats dans une affaire de corruption, l’affaire Gürtel. L’un des principaux corrupteurs étant un homme d’affaire appelé Correa soupçonné d’avoir bénéficié de favoritisme dans l’octroi de certains marchés. « Correa » signifie ceinture en espagnol et « Gürtel » veut dire « ceinture » en allemand. La boucle est bouclée... |
Garzón avait décidé de faire enregistrer ces conversations en accord avec l’administration judiciaire, car il savait que des preuves pourraient vite disparaitre. Écoutes, certes illégales, mais qui ont démontré l’ampleur de la corruption et ses côtés surréalistes voire grotesques.
En effet, cette affaire de corruption concerne aussi des élus, en particulier MM. Camps et Costa du PP (Partido Popular, l’équivalent « en mieux » de l’UMP) de la région de Valence mais aussi et plus globalement du Sud du pays. Et certains élus, comme Camps, étaient soupçonnés d’avoir bénéficié de façon irrégulière de dons de costumes pour une valeur de 30 000 euros pour les remercier d’avoir favorisé certaines entreprises dans l’obtention de marchés publics. Il s’agit d’une corruption effectivement avérée, mais pour le coup pas encore entièrement jugée. Et l’ampleur de la corruption n’a pas encore été dévoilée.
Le juge est l’un des premiers à tomber dans cette affaire... M. Correa est resté, lui, bien serré en préventive quelques mois avant de faire payer à sa pauvre mère une substantielle caution ; d’autres élus du PP ont déjà soit rendu les costards qu’ils avaient « acceptés », soit remboursé ceux trop usés... On ne sait pas encore la date de la braderie que devra organiser le Tribunal de Valence mais de toute façon les principaux accusés ont été acquittés dès le 25 janvier par un jury populaire (5 voix contre 4) quelques jours avant la condamnation du juge Garzón (par 7 voix contre... zéro) par un tribunal d’éminents professionnels...
Cette condamnation a signifié, de fait, la fin de son activité de juge en Espagne.
Le 27 février 2012, Garzón a été, miraculeusement, acquitté par le même Tribunal Suprême dans un procès en prévarication beaucoup plus symbolique et dérangeant pour la bourgeoisie espagnole post-franquiste, tous partis confondus. Cette fois il a bénéficié de six votes contre un.
Dans cette affaire il était tout simplement accusé par des membres de la phalange et de l’association Manos Limpias (Mains propres, rien à voir avec l’Italie, bien au contraire... un de ses principaux dirigeants a été nommé chevalier par la Fondation Nationale Francisco Franco) d’avoir voulu enquêter sur les fosses communes de la période franquiste tout en sachant que la loi d’amnistie de 1977 ne le permet pas. Il était donc au courant, d’après les plaignants, de l’interdiction de mener toute investigation et par conséquent coupable de « prévarication » : le non respect de la loi est le délit le plus grave pour un juge en fonctions. M. Garzón se défendait en affirmant que ces fosses étaient la preuve de crimes contre l’humanité, crimes qui échappent à toute prescription (l’Espagne serait un des pays au monde avec le plus de fosses clandestines).
Alors, pourquoi cet acquittement ?
De toute façon M. Garzón avait déjà été mis hors course, suite à l’affaire Gürtel : une fois M. Garzón interdit d’exercer, le système n’avait aucune raison de ne pas faire preuve de mansuétude et de compréhension hypocrites envers un ennemi désarmé.
D’autant plus qu’en Espagne, en dépit des lois, le présent fait sans cesse resurgir le passé. Et les mobilisations en défense des acquis sociaux se combinent aux rappels des mobilisations passées.
Et nombreux sont ceux qui veulent revenir sur le passé, sur une période de 40 ans de l’histoire de l’Espagne (la guerre civile, puis le régime franquiste). Il y a déjà presque 40 ans aussi... que la période du franquisme est censée s’être terminée. Pourtant après la mort de Franco, en 1975, certaines pratiques ont perduré et la pratique des « enfants volés » subit les mêmes oppositions.
En effet, nos parents nous avaient parlé de la peur qu’ils ressentaient autrefois : on disait que des enfants disparaissaient, certes pas tout le temps des nouveaux-nés déclarés morts, mais... il fallait se méfier de ne pas être enlevé la nuit pour ne pas disparaître…
Pour en dire deux mots : en janvier 2011, 260 familles ont porté plainte pour falsification de documents et séquestration de mineurs. L’express (3/12/2011) indique : « des années 1950 à la fin des années 1980, des bébés ont été volés dans des maternités pour être vendus à des familles bourgeoises. Des médecins et des religieuses organisaient le trafic. Devenus adultes, ces enfants demandent réparation (…) Des centaines de nourrissons auraient été ainsi privés de leurs parents biologiques. (…) Des noms reviennent -ceux de médecins en vue, proches de l’Opus Dei (…) ».
Et l’hebdomadaire d’indiquer qu’ « avec cette action collective, c’est soudain tout un pan de l’Espagne franquiste qui refait surface. Le trafic d’enfants est une vieille histoire dans la Péninsule : après la guerre civile, les franquistes prétendaient "sauver" les âmes des enfants de "rouges" en les retirant à leurs mères pour les confier à des familles proches du régime ».
En réalité cet épisode est une nouvelle démonstration du désastre, pour les classes populaires, de la « transición » : cette période qui, de la mort de Franco au début des années 1980 assure le passage de l’État franquiste à la monarchie parlementaire (ce « modèle » a été exporté efficacement en Amérique Latine, en particulier au Chili).
La vérité, et ça la presse espagnole n’en parle presque pas, car médias et politiques sont tous compromis, c’est que, pendant toute sa législature M. Zapatero n’a rien fait pour changer la composition du Tribunal Suprême constitué uniquement de juges fascisants, nommés par des accords entre PSOE et PP. Ce qui a permis, entre autre, la chute de Garzón.
Un seul exemple suffit : le président de ce tribunal est José Carlos Dívar Blanco, conservateur reconnu et grenouille de bénitier qui remercie la Vierge (de Fátima) de l’avoir sauvé d’un attentat de l’ETA... Il se rend chaque année en pèlerinage en Terre Sainte et a été nommé à la fois par le PP et par... le PSOE en 2008. C’est lui qui a, dans un premier temps, suspendu Garzón pour s’être déclaré compétent pour instruire les crimes de la répression franquiste. Et c’est lui qui a donc présidé, dans le cas Gürtel, pour sa suspension.
Un des juges espagnols les plus actifs contre Garzón et réputé progressiste (lire plutôt rigoriste...), c’est M. Alberto Jorge Barreiro qui a des relations de proche amitié avec certains des avocats qui attaquent Garzón. Il travaille comme professeur au Département de droit pénal à l’Université Autonome de Madrid (Garzón y a donné des cours), où officient au moins deux des défenseurs des plaignants contre Garzón. Ces plaignants sont exclusivement des héritiers du franquisme.
Le PSOE aussi est remarquable par son silence, tout comme les médias européens, alors qu’ils avaient tant goûté le cas Pinochet, obligé de rester quelques mois à prendre le thé avec son amie Thatcher en 1999. Suite au mandat d’arrêt international lancé en 1998 par le juge Garzón contre le dictateur chilien Pinochet, Thatcher lui avait alors rendu visite dans sa résidence surveillée et elle avait demandé publiquement sa libération sans lui proposer de lui faire livrer du maté.
Enfin, même si M. Llamazares de IZquierda Unida a dit refuser la condamnation, la gauche espagnole dans son ensemble et plus largement ceux qui devraient être derrière une personne qui voulait accompagner les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants de victimes du franquisme dans leur volonté d’exhumer les corps de leurs parents, ont largement refusé de le soutenir. Certains en France, dans les mouvements d’extrême gauche, ont évoqué ses fermetures de journaux, et autres actions de Garzón contre ETA pour se réjouir de sa condamnation.
Parmi ceux qui ont réagi, on peut citer M. Carlos Jiménez Villarejo, ex-membre du Tribunal Suprême. Il a déclaré, à propos de cette suspension, que c’était « un jour de honte pour le système démocratique, pour le système judiciaire, le Tribunal n’aurait jamais du arriver à une telle situation. Je veux surtout affirmer ma totale solidarité avec un juge innocent, Baltasar Garzón, contre ceux, qui sont les plus coupables dans le Suprême ; dans lequel on trouve deux membres, Luciano Varela et Marchena, qui n’auraient jamais du faire partie de cette cour. Il est évident qu’ils ont exprimé leur animosité explicite ou implicite envers le juge Garzón ». Pour Jiménez Vallarejo, les magistrats du Tribunal Suprême sont « une caste de bureaucrates au service de la vengeance institutionnelle ».
Précisons que Jiménez Villarejo est allé à la rencontre des « indignados » à Madrid (vidéo visible sur Internet).
Mais il faut surtout rappeler que ce sont les associations de défense des victimes qui, en 2006, ont saisi le juge Garzon afin qu’il enquête sur le sort de 114 000 disparus. C’est pourquoi, le 29 janvier 2012, des milliers de personnes ont manifesté à Madrid en soutien au juge Garzon. Certains brandissaient des photos de membres de leur famille, fusillés pendant la guerre civile ou victimes de la répression franquiste. La suspension du juge Garzón a aussi provoqué l’indignation d’une grande partie des exilés de la Guerre civile espagnole, ceux qui vivent encore et leurs descendants en France et à travers le monde donnant lieu, en avril, à des manifestations dans 28 villes d’Espagne, ainsi qu’à Londres, Paris, Lisbonne, Buenos Aires et Mexico.
Les revendications des « victimes » se heurtent à la loi d’amnistie de 1977 : cette loi a organisé un silence officiel concernant la guerre civile et le régime franquiste ; elle a « effacé » les crimes de la dictature franquiste. La loi d’amnistie était complétée quelques jours plus tard par le pacte politique scellé, au Palais de la Moncloa, entre le PSOE, le PCE, les syndicats, le patronat et les partis bourgeois (dont l’UDC, le parti de Suarez, personnage étroitement associé au régime de Franco).
Zapatero avait certes imposé, en 2007, la loi sur la mémoire historique permettant les recherches individuelles des familles. Cette loi veut reconnaître les droits des victimes à l’époque du franquisme. Mais l’État central ne peut ordonner l’ouverture des fosses communes ; seules les associations privées ou les régions autonomes peuvent le faire. Et la loi de 2007 n’abroge pas celle de 1977. En outre Zapatero a refusé de donner des moyens d’État à l’application de la loi de 2007, ce que la droite de retour au gouvernement ne manquera pas de perpétuer, bien sûr !
Si la condamnation de Garzón sonne comme une vengeance de l’ensemble des forces réactionnaires et du barreau, le relatif silence des organisations du mouvement ouvrier n’en est pas moins remarquable.
« Soutenir » ou « condamner » Garzón ? Là n’est pas tant la question.
La question, c’est l’abrogation de la loi d’amnistie de 1977 et le combat contre les pactes de la Moncloa qui régulièrement cadenassent les mobilisations ouvrières. Ce que ne font pas les principales organisations du mouvement ouvrier. Car, aujourd’hui encore, face aux mobilisations de travailleurs et de la jeunesse espagnole (mineurs d’Asturies, le mouvement du 15 M, mobilisations des enseignants et fonctionnaires), la bourgeoisie réclame un nouveau pacte social.