Benjamin Péret : un surréaliste au Brésil (1929-1931) Par Jean Puyade
Avertissement : Cent ans après la naissance formelle du mouvement surréaliste, après la publication du Manifeste du surréalisme en octobre 1924 et la publication du premier numéro de la Révolution surréaliste en décembre de la même année, furent organisées diverses expositions et manifestations célébrant le centenaire de ce mouvement : une célébration mettant en évidence la révolution plastique, esthétique, formelle…et laissant quelque peu dans l’ombre son engagement politique, la relation étroite entre révolution artististique et révolution politique.

Pour cette raison, le texte qui suit offre un intérêt tout particulier. Il est consacré à l’activité artistique et politique du poète Benjamin Péret, qui joua un rôle décisif dans ce mouvement, et met en lumière notamment un épisode peu connu de la vie du poète : son séjour au Brésil à partir de 1929, et son activité révolutionnaire dans ce pays, jusqu’à son expulsion par décision présidentielle en 1931.
Ce texte - révisé, corrigé, augmenté - fut la base de conférences données dans les années 80 au Brésil et en Argentine, avant d’être publié. Il fut rédigé par un militant révolutionnaire, Jean Puyade, qui travaillait alors et militait au Brésil. Comme Benjamin Péret, Jean Puyade liait étroitement réflexion artistique et activité militante ; il est décédé à Paris en décembre 2024, cent ans exactement après la publication du premier numéro de la Révolution surréaliste, dont Benjamin Péret était, avec Pierre Naville, l’un des deux directeurs de publication.
Publier ce document (ici traduit par L’insurgé) est une manière de prolonger l’hommage que nous avons rendu à Jean Puyade dans l’article Jean Puyade : un militant révolutionnaire. http://linsurge-blog.blogspot.com/2024/12/jean-puyade-un-militant-revolutionnaire.html
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Benjamin Péret : un surréaliste au Brésil (1929-1931)
Lorsque le poète français Benjamin Péret arrive au Brésil, en février 1929, il a 30 ans et il est actif depuis près de dix ans au sein du groupe qui a fondé le surréalisme. Il s’agit d’un homme avec une trajectoire et des pensées déjà établies, enracinées dans une expérience de jeunesse qui a déterminé le cours de sa vie. Plus tard, à un questionnaire qui demande : « Début de la vie ? », il répondra ironiquement : « La guerre de 1914, qui a tout facilité ! » [1]
Péret fait partie de cette jeune génération qui a survécu au premier grand carnage des temps modernes, après avoir subi de plein fouet l’autoritarisme obtus de l’armée française, dans laquelle sa mère l’avait contraint de s’enrôler à la veille de la guerre. Le choc moral provoqué chez Péret, ainsi que chez d’autres de sa génération, par ce qu’ils considèrent comme la manifestation de la faillite morale et historique de l’ordre occidental, déclenchera en lui une révolte absolue, qu’il maintiendra intacte jusqu’à la fin de sa vie, avec une capacité particulière de rejet et de dénonciation. L’homme qui débarque à Rio, en 1929, se lance dans une aventure dont le point de départ est une conviction profondément enracinée : l’ordre social, moral, intellectuel et artistique qui a légitimé, même partiellement, la barbarie dans laquelle a disparu une partie de l’humanité. est inacceptable. De cet homme — dont Paul Éluard dira : « Qui est-ce, Benjamin Péret ? Un homme qui ressemble à un homme » : cette conviction forgeait un homme intransigeant. Mais aussi un homme ouvert, disponible à tout ce qui lui offfrirait une issue. [cf. note A]
Ce poète — qui, fidèle à ses engagements de jeunesse jusqu’à la fin de sa vie, restera, avec André Breton, le dernier membre du noyau historique fondateur du mouvement surréaliste — n’hésite pas, en 1944, à proposer à Breton lui-même l’abandon de l’étiquette de surréalisme, telle était sa crainte que le conservatisme des épigones ne défigure et fossilise le mouvement. Déjà en 1922, Péret avait exprimé la même disponibilité et avait été l’un des premiers à réclamer la rupture avec Dada. Quelques semaines après la publication du texte de Breton intitulé « Lâchez tout ! », il écrit un autre appel, également publié dans la revue Littérature [2] :
« Dada est mort ! Dada est mort ! Dada est mort !
Dada se proposait de détruire, mais il s’est désagrégé lui-même avant que son action se fasse sentir.
(…) Je quitte les lunettes dada et prêt à partir, je regarde d’où vient le vent sans m’inquiéter de savoir ce qu’il sera et où il me mènera.
Demain, je serai encore prêt à sauter dans la voiture de mon voisin s’il se dispose à prendre une direction autre que la mienne ». [note B].
Sept ans plus tard, face à un nouveau pays, un monde différent, il est important d’apprécier la disponibilité de Péret : sans être un éclectique ou un nomade professionnel, il ne veut pas se laisser imposer des normes qui entraveraient son mouvement. S’il décide de partir au Brésil — alors que les surréalistes sont engagés dans une lutte interne décisive qui aboutira, fin 1929, à la proclamation du Deuxième Manifeste du surréalisme — c’est parce que ce qui le pousse vers ce pays est très fort. En effet, durant ces trois années de séjour au Brésil, Péret s’ouvre à cette nouvelle expérience. Cependant, pour comprendre pourquoi, à la fin de cette période, il demeure dans un relatif isolement intellectuel et artistique, malgré de nombreux contacts avec les modernistes, il est nécessaire de clarifier certains traits de son itinéraire et de sa personnalité.
« Poète, c’est-à-dire révolutionnaire » [3]
C’est en 1920 que Péret rencontre le noyau qui fondera le surréalisme à Paris : André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault et Paul Éluard, regroupés autour de la Littérature, réunis par une même révolte et séduits par le projet dadaïste de destruction de toutes les valeurs traditionnelles. Dans ce groupe, qu’est-ce qui caractérise Péret ?
Il est l’un des plus radicaux dans sa volonté d’unir l’action et la parole, d’unifier sa vie dans un engagement total. Ainsi, en 1921, à l’occasion du procès Barrès [4], Péret choisit le rôle le plus provocateur. Il apparaît vêtu de l’uniforme français, représentant le « soldat inconnu », symbole de tous les soldats français disparus pendant la Première Guerre mondiale et du mythe de la France victorieuse de celle-ci. Mais ce soldat inconnu parade au pas d’oie et parle allemand. Insensible aux cris de haine du public, Péret accède ainsi aux valeurs qu’il dénoncera tout au long de sa vie. Il complète, à sa manière, l’acte d’accusation contre Barrès, écrit et lu par André Breton à l’occasion du procès. Ainsi, tous deux concentrent leur attaque sur ce qui, pour eux, constitue un obstacle à la progression révolutionnaire de l’esprit, se différenciant déjà du genre dada de négation aveugle et nihiliste. Dans le registre de l’humour violent et du sarcasme scabreux, cela représente pour Péret quelque chose comme une répétition théâtrale de l’affrontement idéologique et poétique dans lequel il va se lancer avec toute sa vitalité et sa radicalité.
Après la rupture avec Dadá, Péret devient directeur de la revue du groupe : La Révolution surréaliste. Breton justifie ainsi son choix :
« Au départ, l’accent de la revue est mis sur le surréalisme pur — le surréalisme, disons, à l’état natif —, et c’est ce qui en a fait confier la direction à Pierre Naville et Benjamin Péret, qui peuvent alors être tenus comme les plus intégralement animés du nouvel esprit et les plus rebelles à toute concession. » [5]
Péret participe de toutes ses forces à la vie du groupe surréaliste, forme d’activité collective que les surréalistes ont toujours affirmée, de loin, supérieure à toute autre. Il se livre, sans restrictions, à la pratique systématique de « l’écriture automatique », démontrant une aptitude plus développée que nombre de ses amis à déconnecter les connexions nourricières des circuits de pensée dirigée, afin de permettre la manifestation du « fonctionnement réel de la pensée dirigé, « pensée » avec plus de liberté. Le critique Jean-Christophe Bailly note :
« Offrant le moins de résistance possible à l’écriture automatique et toute l’honnêteté qu’elle implique, Benjamin Péret aurait été le plus grand facteur d’accélération mentale du mouvement surréaliste ». [6]
Bien sûr, il ne refuse pas d’utiliser des formes d’expression et d’action conscientes et réfléchies, mais celles-ci ne sont que le complément indispensable au caractère profondément irrationnel de sa poésie. Selon le professeur Ferdinand Alquié,
« C’est en s’adonnant à la création d’une poésie objectivement ininterprétable que le surréalisme a mis en lumière l’essence de toute poésie. Avec ses images évidentes et dénuées de sens logique, images qui découragent toute explication dans un style rationnel ou scolastique, Benjamin Péret a joué un rôle essentiel dans cette épuration ». [7]
Une voix et un monde s’affirment à travers les poèmes et les récits publiés jusqu’à la veille de son départ pour le Brésil. [8] Plus tard, Buñuel et Dali expliqueront l’importance que cette poésie avait pour eux, en 1928-1929, alors que Péret, à ce moment là au Brésil, ne les avait pas encore rencontrés. Selon les mots de Buñuel,
« Il était le poète surréaliste par excellence : liberté totale d’une inspiration claire, coulant comme une source, sans aucun effort culturel et en même temps recréant un autre monde ». [9]
Dans ses poèmes comme dans ses récits apparaît le même flux d’images, la même absence de préméditation. Elles évoquent l’état de déconnexion des rêves et s’apparentent aux histoires racontées d’une voix douce par Péret lors de la phase de sommeil hypnotique. D’où le trait qui, à partir de 1929, domine l’œuvre de Péret : son analogie avec le monde primitif, le monde d’avant le « péché originel », l’époque où les mythes s’enracinaient, celle où l’extraordinaire était la règle. C’est au diapason des narrateurs primitifs que s’exprime le poète français, même si son monde n’évoque pas les esprits dont dépendrait la bonne volonté de notre survie. Mais, pour lui, l’acte poétique a la même gravité, produit d’une trajectoire visant à restaurer des pouvoirs perdus, dont l’homme a été privé, pendant des siècles, par un rationalisme étroit et des tabous religieux et sociaux. Tout cela s’inscrit dans la volonté de changer de vie qui anime le groupe surréaliste.
Changer de vie, mais aussi transformer le monde : Péret pèsera lourdement sur le tournant du groupe vers l’engagement politique à partir de l’été 1925. Bien entendu, la nécessité d’un changement économique et social qui mettrait fin à des injustices flagrantes n’a jamais été dissoute dans la revendication surréaliste, aussi absolue soit-elle au début ; mais c’est à partir de 1925 que les surréalistes se sont systématiquement attachés à découvrir les moyens par lesquels une telle transformation pouvait s’effectuer.
En ce sens, Péret participe à l’élaboration des manifestes qui marquent l’engagement des surréalistes en faveur de la révolution sociale et dans la défense de la Révolution russe, dans une trajectoire qui va de la collaboration avec les animateurs de la revue Clarté (un groupe d’intellectuels sympathisants du communisme) à l’entrée dans le Parti communiste français - PCF, où la domination de la bureaucratie stalinienne n’est pas encore définitive. [10]
En cela s’exprime la volonté des surréalistes d’éviter un abstentionnisme social qui pourrait conduire le surréalisme à un plan purement littéraire et artistique, même si, au-delà de la condition sociale, leur grande préoccupation continue d’être la condition humaine. Bien qu’ils soient prêts à utiliser des « marteaux matériels » pour briser l’esclavage dans lequel une infime partie du genre humain en asservit une autre, ils n’abandonnent pas pour autant les revendications et les activités surréalistes dans leurs aspects spécifiques. Péret reste poète et militant révolutionnaire jusqu’à la fin de sa vie, sans jamais mélanger les deux plans d’activité.
Péret et Elsie Houston
En 1928, Péret épouse, en France, Elsie Houston, chanteuse d’opéra brésilienne et excellente interprète de Villa-Lobos. Elsie est la fille de Dona Arinda, originaire de Rio, séparée d’un dentiste américain, le docteur Houston, qu’elle avait épousé à Rio. Selon Antonio Bento,
« Dans la maison de Dona Arinda Houston, où se réunissait un groupe d’intellectuels et d’artistes modernes, régnait également une atmosphère de sympathie et d’intérêt pour la peinture d’Ismael [Nery], grâce à l’esprit ouvert de cette dame et de ses filles, Celina Veloso Borges, Mary Houston Pedrosa et Elsie Houston. En effet, cette chanteuse à la voix inoubliable a inclus des pièces modernes à son répertoire, devenant plus tard une récitaliste de chambre de renommée internationale ». [11]
En fait, la sœur d’Elsie, Mary, a épousé Mário Pedrosa, un jeune avocat et journaliste qui, avec son ami Lívio Xavier, a rejoint le Parti communiste brésilien en 1926. Formé par l’historien et professeur à la faculté de droit de Rio, Edgardo Castro de Rebelo, qui les a guidés vers le marxisme, les lecteurs des revues Clarté et La Révolution surréaliste supportent mal l’atmosphère provinciale et réactionnaire de la fin de l’Ancienne République. Les lettres échangées entre Mário Pedrosa et Lívio Xavier, publiées par le professeur José Castilho Marques Neto, montrent deux jeunes désireux d’échapper à deux dangers : celui « de faire de la Révolution un idéal abstrait, lointain, transcendantal, sur le plan de l’esprit, exclusivement, […], un petit idéalisme vagabond comme un autre, capable de satisfaire le cerveau des poètes petits-bourgeois » ; d’autre part, le danger de « l’optimisme nécessaire, de la limitation intellectuelle », sur lequel Pedrosa écrivait, « c’est là que je ne peux pas atteindre ».[12]
On sait en effet, grâce à Antonio Bento, que Mário Pedrosa avait eu le projet, avec Lívio Xavier et A. Bento lui-même, de « lancer un manifeste, plus ou moins dans l’esprit du surréalisme » dans les premiers mois de 1926. [13]
En 1928, Pedrosa, envoyé à Moscou pour suivre l’école des cadres de l’Internationale Communiste, fut convaincu, à Berlin — où il dut interrompre son voyage pour des raisons de santé — que le processus de dégénérescence de la direction du Parti communiste russe, sous la direction de Staline exigeait qu’elle rejoigne la lutte de l’Opposition internationale de gauche dirigée par Trotsky. Pedrosa entre en contact avec Pierre Naville, ancien surréaliste devenu l’un des dirigeants du mouvement trotskyste. C’est à ce moment que Mário Pedrosa et Benjamin Péret se rencontrent et font connaissance.
Cette rencontre contribuera à l’évolution politique de Péret. Selon Pierre Naville, dans une interview qu’il nous accorda en 1985, Péret exprimait, à la veille de son départ pour le Brésil, son désir d’entrer en contact avec lui, alors représentant de Trotsky en Europe. Quoi qu’il en soit, en entrant dans la famille Houston, Péret trouve un environnement favorable pour poursuivre sa réflexion tant dans le domaine poétique que dans celui de l’action sociale. De son côté, Elsie Houston, en lien avec Villa-Lobos et Mário de Andrade, développe des recherches sur les chansons populaires brésiliennes et les influences indigènes et africaines sur cet art. En effet, Elsie écrit un livre en français sur le sujet : Chansons populaires du Brésil, publié par la librairie orientaliste Paul Geuthner. L’intérêt pour l’art et la pensée primitifs fut sans aucun doute un élément déterminant dans le voyage de Péret et Elsie au Brésil. N’oublions pas l’attrait irrésistible qu’exercent les « arts sauvages » sur les poètes et les peintres surréalistes, car ils « mettent à nu les racines de la création artistique et, par conséquent, contribuent de manière décisive à la définition ou à la vérification des modes d’intervention du surréalisme dans les arts plastiques »[14] et la poésie. Entre 1926 et 1928, les expositions de peintres surréalistes sont accompagnées d’objets provenant des îles d’Océanie ou de Colombie britannique, du Nouveau-Mexique, de Colombie et du Pérou.
Pourtant, l’art primitif du Brésil leur est totalement inconnu. Péret veut sans doute ouvrir une nouvelle voie de la connaissance. Cette perspective — liée à l’accord politique qui se dessine entre Péret et Pedrosa et à l’amour intense qui unit Benjamin et Elsie — l’éloigne donc physiquement du groupe surréaliste au moment précis où celui-ci est engagé dans les affrontements qui culmineront en 1929, dans le Deuxième Manifeste du surréalisme.
Une lettre de Péret, datée du 5 décembre 1928 et adressée à A. Guinle, riche mécène de Rio, le prouve : il demande un financement pour un voyage au Brésil, avec les objectifs suivants : « 1) recherche et achat d’objets d’occasion Colombiens ; 2) réaliser un film documentaire et un film romancé sur les légendes et coutumes des Indiens ; 3) des articles à publier dans le Petit Journal [dont Péret est reporter] ainsi qu’un projet de livre ; 4) collection de chansons et de musiques populaires autochtones ». [15] L’itinéraire projeté le mènerait à travers l’Amazonie, le Pérou (Iquitos, Lima, les côtes péruviennes, Cuzco), le nord de la Bolivie, le Mato Grosso (Goiás) et, enfin, le fleuve Araguaia jusqu’à la mer. Guinle refusera de financer le voyage, même s’il propose de faciliter les démarches et les efforts du poète français.
De nombreuses lettres de Péret montrent le sérieux avec lequel il envisage ces objectifs. Ainsi se confirme un intérêt qui l’occupera jusqu’à la fin de sa vie et que ses séjours au Brésil et au Mexique viendront renforcer. Le livre, dont il parlait depuis 1928 comme un projet, sera achevé en 1959, quelques semaines avant sa mort, et publié à titre posthume en France, chez l’éditeur Albin Michel, en 1960, sous le titre Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique. Nul doute que ses discussions, dès 1928, avec Elsie, Villa-Lobos et Pedrosa à ce sujet, lui ont fait sentir la parenté entre son œuvre et ces arts.
Péret s’embarqua avec Elsie au début de l’année 1929, armé de plus de dix lettres de recommandation écrites et signées par Villa-Lobos, dans lesquelles il était décrit comme « un écrivain, poète et journaliste français de talent » et Elsie comme « une chanteuse admirable, premier-né de notre nouvelle race brésilienne, authentique de physique, d’âme et d’esprit » ; tous deux sont présentés comme voulant « connaître le cœur des différents États du Brésil ». Il s’agit de lettres adressées à tous ceux qui peuvent faciliter leur voyage d’études en Amazonie, dans le Mato Grosso et dans le nord du Brésil, ainsi qu’à tous les directeurs de journaux de Rio et de São Paulo et certains du Paraíba. Villa-Lobos souhaite que tous deux soient bien accueillis, « à la manière brésilienne », par la presse nationale. [16]
Péret au Brésil : 1929-1931
Péret et Elsie débarquent au Brésil dans la première quinzaine de février 1929. Leur arrivée bénéficie d’une bonne couverture médiatique.
Face à la confusion et à l’ignorance actuelles quant à la compréhension du surréalisme, Péret opte pour une première tactique de clarification, visant à expliquer, par exemple, dans un entretien publié dans Correio da Manhã, ce que
« le surréalisme n’est ni un supra-réalisme comme on l’appelle communément ici, ni un réalisme plus accusé, comme celui de Zola. C’est un réalisme spirituel qui n’admet pas la séparation de la valeur morale de la personnalité individuelle ».
En même temps, il montre l’importance et la contribution de l’œuvre de Freud au surréalisme, soulignant qu’elle est l’une des sources, les bases du surréalisme. Cela explique également que le surréalisme
« repose sur la croyance à une réalité supérieure de certaines formes d’associations jusqu’ici négligées, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Elle tend à ruiner définitivement tous les mécanismes psychiques et à les remplacer dans la résolution des principaux problèmes de la vie. » [17]
Il cite la définition du surréalisme comme « pur automatique psychique » (premier Manifeste de Breton) et cite les peintures de Joan Miró et Giorgio de Chirico comme les plus représentatives du mouvement. Lors de son voyage à São Paulo, en mars, dans plusieurs journaux (comme Diário de São Paulo, Correio Paulistano), et notamment dans sa célèbre conférence « L’esprit moderne : du symbolisme au surréalisme », donnée le 18 mars au salle rouge de l’Hôtel Esplanada, il éprouvera à nouveau le besoin de préciser sa définition, se différenciant des Symbolistes, notamment Mallarmé et Valéry, poètes chez qui « l’art, selon leur point de vue extrême, annule votre relation avec la vie ». Péret souligne la dette du surréalisme envers Apollinaire et le cubisme, envers l’humour en particulier et envers l’inspiration qui occupe une place prépondérante pendant et avant la guerre. Un tel colloque et tout ce travail de clarification permettront, à partir de leur contact avec le mouvement anthropophage, une clarification, une nuance de la part du groupe d’Oswald de Andrade par rapport au surréalisme.
La Revista de Antropofagia (Le Journal d’Anthropophagie) salue l’arrivée de Péret dans les termes suivants :
« N’oublions pas que le surréalisme est l’un des meilleurs mouvements pré-anthropophages. La libération de l’homme en tant que tel, à travers les diktats de l’inconscient et des manifestations personnelles turbulentes, a été sans aucun doute l’un des spectacles les plus excitants pour tout cœur anthropophage qui, ces dernières années, a suivi le désespoir des civilisés. […]. Jamais auparavant le désespoir final des christianisés n’avait été aussi fort. Après le surréalisme, seulement l’anthropophagie. Benjamin Péret […] est un anthropophage qui mérite les canines du chef. » [18] [C]
Le numéro suivant du journal salue la conférence de Péret :
C’était une leçon. L’Occident, qui nous a envoyé tant de mauvaises choses, nous a cette fois envoyé une exception. Péret a apporté le magnifique courage de la liberté. [19]
Au même moment, une controverse publique se développe entre Péret et le critique d’art Raul de Polillo, dans les pages du Diário de São Paulo. Les titres des articles donnent une idée des préjugés auxquels Péret était confronté :
– Raul de Polillo : « Qu’est-ce que le super-réalisme ? Un entretien avec M. Péret, dans lequel rien de plus ni de moins n’a été dit, mais qu’il faut lire » (02.03.1929) ;
– Raul de Polillo : « Le superréalisme n’est rien. De vagues considérations logiques entourant une théorie littéraire que personne ne prend au sérieux » (05.03.1929) ;
– Benjamin Péret : « Qu’est-ce que le surréalisme. Réponse à un imbécile » (07.03.1929) ;
– Benjamin Péret : « Où es-tu ? » (14.03.1929) ;
– Raul de Polillo : « Les aventuriers de la littérature. Paris est la rue du 25 mars des arts et des sciences universelles » (21.03.1929) ;
– Benjamin Péret : « Petit panorama de la peinture moderne » (27.03.1929).
En effet, Péret et Elsie arrivent au Brésil à un moment très particulier, où agonise le système politique de l’Ancienne République, dont les limites ont été dénoncées dans le domaine esthétique par les artistes modernistes de 1922 (année qui a également vu le début du mouvement tenentista [D] et la fondation du Parti communiste brésilien) ; le couple arrive dans la dernière période de la vie de ce régime, dans une situation où, dans le domaine de l’art, les modernistes vivent entre eux une phase de différenciation très profonde. Le mouvement le plus radical – l’Anthropophagie, d’Oswald – s’emploie à dénoncer et à dépasser le caractère limité des objectifs précédemment énoncés par Oswald lui-même dans son Manifeste de la poésie Pau-Brasil (1924), objectifs qui peuvent être résumés dans les termes suivants :
« Incorporé à notre environnement, à nos vies, il est de notre devoir de puiser dans les immenses ressources du pays, dans les trésors de couleurs et de lumières des coulisses qui les entourent, notre art qui s’affirme, aux côtés de notre intense travail matériel de construction. les villes et le défrichement, une manifestation supérieure de la nationalité. »
Après ce retour au Brésil authentique (après la dénonciation de la poésie de la Colonie qui a importé et imité tout l’art de l’Europe), Oswald commence à dénoncer un art qui se limite à enregistrer la réalité brésilienne sans la critiquer, une fixité flagrante, bien que nativiste, une attitude esthéticienne par excellence. Pour ce faire, il utilise la Revista de Antropofagia qu’il a créée avec Mário de Andrade, à une époque où il tentera d’élargir la différenciation. Certains témoins, notamment Geraldo Ferraz, affirment que la présence de Benjamin Péret parmi les anthropophages a été un élément clé de cette différenciation. Après avoir évoqué ses souvenirs de l’arrivée de Péret et Elsie Houston à São Paulo, Geraldo Ferraz explique :
« C’est à cette époque que la Revista de Antropofagia cesse de paraître. La dissidence qui fermentait au sein du groupe initial, et qui avait transformé ce véhicule de combat et de création en un dépôt de littérature de toutes sortes, ne donnerait même pas une longue vie à la publication [...]. Nous avons tous passé quelques semaines d’expectative […]. Oswald de Andrade avait réuni autour de lui, outre Tarsila, Raul Bopp, Jaime Adour de Câmara, Clóvis Gusmão, Nélson Tabajara, Osvaldo Costa, et la plus récente recrue d’Antropofagia, le poète surréaliste Benjamin Péret […]. La scission n’est pas encore déclarée, mais elle va se concrétiser peu après. Les faits allaient culminer avec la prise de position de Benjamin Péret de qui j’avais reçu le livre Et les seins mouraient, dédié à Elsie. [20]
Comme on le sait, la publication, le 17 mars, du premier numéro de la « 2e dentition » de la Revista de Antropofagia, dirigée par Oswald, coïncide avec le début du séjour de Péret au Brésil.
La divergence sera telle entre anthropophages que Carlos Drummond de Andrade rompt avec Oswald parce que le mouvement « n’a pas encore reçu Benjamin Péret à dîner ». [21] Autrement dit, Drummond estime que la présence de Péret était un élément désagréable, qui l’a amené à rompre avec la voie empruntée par la Revue. Benedito Nunes est celui qui analyse le mieux ce moment particulier du groupe des anthropophages, où il subit de plein fouet l’influence surréaliste :
[…] considérant que la cible des tirs était la société, la morale conventionnelle, le mariage monogame, la domination politique de l’Église, les inégalités sociales, on peut dire que l’usage des armes utilisées avait bien plus d’ardeur révolutionnaire surréaliste que de confusion dadaïste qui ne voulait rien dire et ne voulait rien faire. [22]
Mais la situation est contradictoire. N’oublions pas qu’en 1929, Oswald appartenait encore au parti de Washington Luis, le PRP, et qu’il ferait campagne pour l’élection de Júlio Prestes. En outre, lors du congrès des producteurs de café, il défendra publiquement la politique du gouvernement de Washington Luis. La Revista de Antropofagia publie quelques brefs encarts de citations de Marx (peut-être sous l’influence de Péret), mais présente en même temps « le voyage philosophique du comte Keyserling », en juillet 1929, comme « un autre grand événement », également important et au même niveau que la prochaine (et première) exposition de Tarsila à Rio de Janeiro : « […] Keyserling, c’est le grand désespoir occidental et l’aspiration au renouveau que seule l’Amérique naturelle possède clé ». [23] Au moment même où Oswald de Andrade accueille à bras ouverts le philosophe allemand, Benjamin Péret écrit un article virulent (« Keyserling, philosophe réactionnaire ? – Réponse à sa conférence ») qu’il tente de publier dans la presse de São Paulo.
Dans ce texte politique, l’un des premiers connus de Péret, retrouvé dans les archives de Lívio Xavier, il critique les positions métaphysiques et confusionnistes de Keyserling, bien qu’il démontre une gestion encore sommaire du marxisme. Dans ses lettres à Elsie, en octobre 1929, Péret doute de la publication de l’article dans la presse brésilienne « parce que ça sent trop le communisme » ; il confirme ensuite que l’article a été rejeté à la fois par le Correio Paulistano et par le Diário de São Paulo.
Au stade actuel de la recherche, l’absence de documents ne permet pas de suivre pas à pas les relations entre Péret et les membres du groupe Revista de Antropofagia (dont le dernier numéro sera celui du 01.08.29). On sait que la tentative de tenir le Congrès d’Anthropophagie, en octobre 1929, ne se réalisera pas et que le groupe cessera ses activités en 1930. Cependant, c’est vers l’été 1929 que l’activité et l’élaboration communes des anthropophages avec Péret, semblent trouver leurs limites.
Il ne fait aucun doute que l’engagement politique et poétique révolutionnaire de Péret dissuadera les anthropophages d’avancer plus loin dans le surréalisme. Pour Péret et les surréalistes, il n’y a pas de fossé entre le poète et le militant révolutionnaire. Il y a des individus animés par une action poétique de l’esprit qui tentent de réunir l’homme mutilé et divisé. Il existe une exigence absolue d’une unité qui englobe la vie quotidienne et l’existence sociale dans un même projet de transformation révolutionnaire du monde et des relations humaines. Péret et ses amis coupent les liens avec le monde de la « littérature » qui, acceptant la rupture entre la vie et l’œuvre de l’écrivain, renvoie cette dernière au cadre de structures aliénées ; ils vivent dans la tension éthique de la lutte pour la victoire de la révolution sociale, intégrée dans leur action poétique et dans son élément. Le « succès », au sens nouveau du terme, ne les intéresse pas. Ils souhaitent être les précurseurs de la nouvelle société où le climat des travaux d’expérimentation et d’investigation qu’ils réclament sera le climat de la vie elle-même, où n’existeront plus de division entre le travail intellectuel et le travail manuel, d’antagonisme entre l’élite artistique et les masses incultes.
Après la Révolution dite de 1930, Oswald de Andrade, alors marié à Pagú, connaît une évolution qui le conduit à adhérer, en 1931, au Parti communiste brésilien, qui traverse alors une phase ultra-sectaire (appelée « troisième période des partis communistes »), alors que tout adepte d’origine intellectuelle est considéré comme suspect. Dans une analyse des « surréalismes périphériques », notamment ceux d’Amérique latine, le professeur français Pierre Rivas explique :
[…] 1930 marque, comme on le sait partout, le temps du reflux, du retour au thème, au réalisme, du passage de l’avant-garde à la modernité. C’est avant tout l’heure de la confrontation entre avant-garde et réalisme : populisme socialiste, néoréalisme, littérature prolétarienne. Cette confrontation est au cœur du Deuxième Manifeste du surréalisme […]. La spécificité historico-politique de ces pays périphériques se traduira par une mise entre parenthèses de l’avancée surréaliste. Les dictatures existantes […] et les urgences sociales condamneront l’artiste à la « mauvaise conscience » ou à la résignation. Les oppositions entre révolte bourgeoise et révolution sociale, avant-garde et sous-développement, engagement et formalisme, conduisent à cette sorte de « terrorisme » incarné par Pablo Neruda […]. [24]
C’est la période où de nombreux artistes acceptent de dépendre de leur État national bourgeois ou de l’État bureaucratique stalinien (l’Union soviétique), un moment où l’espace pour un art révolutionnaire indépendant devra être conquis avec beaucoup de difficulté : à contre-courant du courant, au prix d’un repli sur soi et d’un grand isolement. [25]
En fait, la voie d’une coopération étroite avec une fraction des intellectuels radicaux brésiliens sera fermée à Benjamin Péret, qui se heurtera également aux limites des options esthétiques des milieux de gauche brésiliens et à l’influence stérilisante d’un marxisme brésilien très marqué par le positivisme et le matérialisme mécaniste.
Au cours des années 1930 et 1931, Péret se lance profondément dans l’activité politique internationaliste. Avec le groupe dirigé par Mário Pedrosa, Lívio Xavier et Aristide Lobo, il fut l’un des fondateurs, le 21 janvier 1931, de la Ligue communiste brésilienne, section brésilienne de l’Opposition internationale de gauche (trotskiste), devenant secrétaire du Comité de région de Rio de Janeiro, sous le pseudonyme de Maurício. [26]
C’est là qu’un nouveau malentendu surgit. L’action politique de Péret, commune à celle de ces jeunes — qui, on l’a vu, avaient le désir de lancer, en 1926, un manifeste inspiré du manifeste surréaliste — avait créé pour lui un environnement de fraternité militante dont le caractère harmonieux est resté présent jusqu’à la fin de sa vie, malgré les séparations et les divisions politiques ultérieures. Cependant, un incident survenu en 1932 — alors qu’il se trouvait déjà en France, après son expulsion du Brésil, fin 1931, par Getúlio Vargas, en raison de son action révolutionnaire — est révélateur de l’isolement dans lequel se trouvait le poète surréaliste au Brésil (même s’il faut attendre les résultats des travaux des chercheurs du CEMAP, notamment du professeur José Castilho, sur les archives de Lívio Xavier, pour clarifier les positions des uns et des autres au sein de la Ligue communiste brésilienne et clarifier le contexte dans lequel l’incident s’est produit). Après son retour en France, Péret se retrouve confronté à une revendication du leader de la Ligue communiste française, Pierre Naville (ancien surréaliste, qui avait quitté l’activité surréaliste s’opposant à son activisme politique) : il exige de Péret une condamnation publique des positions surréalistes, afin de devenir membre de la section française de l’Opposition internationale de gauche. Refusant avec indignation ces injonctions typiques du « sectarisme stalinien », Péret sollicite, dans une lettre, le témoignage et la solidarité de ses camarades brésiliens. Ceux-ci, par la voix du Comité exécutif de la Ligue brésilienne, ratifient et approuvent les positions de Naville, s’alignant ainsi sur son sectarisme étroit.
Comment expliquer une telle réponse ? Une conférence, donnée par Mário Pedrosa, en juin 1933, permet de comprendre en partie cela, à travers la lumière qu’elle jette sur l’état d’esprit de nombreux militants brésiliens de l’Opposition de gauche. Lui qui deviendra plus tard, au Brésil, le défenseur de l’art abstrait indépendant, critique alors les artistes qui, comme Picasso,
« sont marqués par un subjectivisme latent […] et prennent la personnalité elle-même comme norme universelle […]. Impressionnistes dans leur interprétation du monde, ces artistes se déshumanisent, se séparent de la société, c’est-à-dire de ses problèmes vitaux, se corrompent et s’idolâtrent, limitant leur projet social et leurs préoccupations esthétiques à un pur jeu puéril de formes et de natures mortes. . […] le champ artistique est divisé esthétiquement et socialement : d’une part, l’art de ces créateurs […] complètement déconnectés de la société, en partie à cause de l’étroitesse mentale, en partie pour ne pas agir face à la bataille acharnée des deux classes ennemies […] ils croupissent dans un individualisme égocentrique irrespirable au service d’une caste parasite ou dans un hermétisme dilettante pour une demi-douzaine d’initiés […]. De l’autre côté, il y a les artistes sociaux, ceux qui sont proches du prolétariat […]. C’est ce qui explique le réalisme du prolétariat et des artistes qui l’expriment. […]. C’est un art partisan et biaisé. Mais quelle étonnante universalisation ! C’est que, représentant l’expression sociale de la nouvelle classe […], ce à quoi il aspire est un nouvel humanisme supérieur, un classicisme authentique et nouveau surgissant de façon dramatique et spontanée de la vie elle-même ». [27]
De telles positions, d’un matérialisme vulgaire, déterministe et objectiviste, sont très loin de celles des surréalistes qui revendiquent avec force les droits de la subjectivité créatrice. Ils sont également loin des réflexions de Trotsky qui, dans Littérature et Révolution, défend les acquis universels de la culture, s’oppose à la notion de culture prolétarienne et exige que l’art soit avant tout jugé selon ses propres lois. On sait que ces deux trajectoires parallèles se rejoindront dans le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant (1938), dans lequel les auteurs, Breton et Trotsky, revendiquaient « Toute licence dans l’art. […] pour la création intellectuelle, [la révolution] doit, dès le début, établir et garantir un régime anarchiste de liberté individuelle. [28] Pour le surréaliste et le leader révolutionnaire, le processus de création intellectuelle, artistique ou scientifique, généralement subjectif et individuel, s’effectue selon des lois spécifiques qui ne peuvent subir aucune pression extérieure, toute création artistique authentique étant un acte de protestation contre les conditions imposées à l’homme dans le monde actuel. Tous deux s’opposent à une « littérature de propagande », sans toutefois omettre de considérer que l’art ne doit pas se réfugier dans une tour d’ivoire, mais au contraire exprimer le contenu latent d’une époque, graviter autour de « l’axe invisible » de la révolution.
Certes, plus tard, au début des années 1940, Mário Pedrosa adopta les termes du manifeste de 1938, qu’il publia dans son journal. Mais ce qui est important pour la période qui nous intéresse, c’est que ses positions reflètent les préjugés des militants avec lesquels Péret entretient, au Brésil, au sein du même parti, des relations très étroites, ce qui permet de comprendre, en partie donc, l’incompréhension que vous rencontrerez lors de votre séjour. Péret garde alors intacte son activité surréaliste tout au long de son séjour au Brésil. Parallèlement à sa collaboration avec la revue Parisienne [29], il s’intéresse de près aux travaux du Dr Osorio Cesar sur l’art des fous, mais c’est sur la pensée mythique brésilienne qu’il concentre toute son attention. Péret tente de réaliser le voyage prévu parmi les communautés indigènes pour entrer en contact direct avec leurs rites, leur art et leurs légendes — voyage qui n’aura lieu que lorsqu’il viendra pour la deuxième fois au Brésil, en 1955. Il commence à rassembler documentation et matériel pour son projet d’anthologie d’histoires et de légendes indigènes, dans un contexte où il existe également un grand intérêt pour la tradition orale des Indiens du Brésil. Ce n’est qu’en 1959, dans la dernière année de sa vie, après un long séjour au Mexique (où il approfondit et élargit sa connaissance de la pensée mythique) et après son deuxième séjour au Brésil, en 1955-1956, que Benjamin Péret va pouvoir réaliser ce projet qui l’avait accompagné tout au long de sa vie : son Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique.
Cependant, durant la période 1929-1931, Péret découvre et étudie de très près la pensée mythique d’origine africaine, assistant à de nombreuses cérémonies de candomblé et de macumba dans les terreiros (E) de Rio de Janeiro. Au début du premier article (d’une série de 13) qu’il a publié sur les religions africaines dans la presse brésilienne, il explique :
« Je les ai considérées principalement d’un point de vue poétique, car contrairement à ce qui se passe avec d’autres religions plus évoluées, elles débordent d’une poésie primitive et sauvage qui est presque, pour moi, une révélation ». [30]
Mais par « la précision descriptive de Péret qui se présente comme un parfait ethnographe, retraçant fidèlement les détails et les rythmes des actes », il est « impressionnant de voir comment il a dégagé ce qui était symboliquement significatif dans la cérémonie et l’a transmis au lecteur », dit le professeur Clóvis Moura proposant une réédition de cette étude, car elle constitue « une étape importante dans les études afro-brésiliennes, compte tenu de son esprit pionnier, et elle précède Gilberto Freyre, Artur Ramos, Edson Carneiro et d’autres africanistes brésiliens ». [31]
En conclusion de la série d’articles, Péret condamne le rôle émasculateur et oppressif de l’Église catholique, soulignant le caractère de résistance culturelle et sociale jouée par les religions noires au Brésil. Son anticléricalisme militant, dont la radicalité a choqué ses amis anthropophages, n’est pas le produit d’une pose parisienne provocatrice, mais le cri du poète, pour lequel, comme il l’écrira plus tard, « dans les mythes et légendes animistes des premiers âges fermentent des dieux à qui ils mettront le carcan des dogmes religieux dans la poésie. » [32] Autrement dit, pour Péret,
[…] si la poésie grandit sur le riche terrain de la magie, les miasmes pestilentiels de la religion qui surgissent de ce même sol l’érodent, et il faudra élever son apogée bien haut, au-delà de la couche venimeuse, pour que la poésie retrouve sa vigueur ». [33]
Péret cherche à exprimer cette action poétique en tentant de réaliser un film dont le grand clown de São Paulo, Piolim, devait être la vedette. [34] Péret l’avait rencontré à l’occasion de la « Première fête anthropophagique » organisée par Oswald de Andrade, dans la première moitié de 1929. Dans sa correspondance, on peut suivre, étape par étape, ses démarches pour obtenir un financement pour le film, à partir duquel il termine le scénario de 338 scènes, 1500 mètres de film, en se souciant des moyens techniques du son. Malheureusement, ni les sponsors contactés ni l’idée d’une société d’abonnement ne permettent un financement. Pire encore, du scénario dans lequel Péret réservait à Piolim « un ministère de premier ordre », on ne trouve qu’un fragment de feuille inutilisable. Nous sommes donc privés d’un film de Péret dans lequel aurait pu se développer l’esprit de ses récits, parfois très proche de la verve des films burlesques nord-américains, un film qui aurait été l’exact contemporain de L’Âge d’Or de Luis Buñuel et Salvador Dalí.
L’intérêt de Péret pour le cinéma l’amène à proposer, lors d’une réunion du Comité exécutif de la Ligue communiste brésilienne, le 1er février 1931, la création d’une coopérative cinématographique pour l’exposition de « films révolutionnaires ». Cela l’a amené également à signer la préface d’un livre de F. Slang, publié en 1931, à São Paulo, O Courraçado Potemkim, le récit de la révolte de la flotte russe dans la baie d’Odessa, en 1905, qui suit, pas à pas, l’action du film d’Eisenstein.
La reconstitution et l’analyse par Péret d’une autre révolte de marins – cette fois, en 1910, de marins brésiliens menés par le marin noir João Cândido contre les châtiments corporels dans l’escadre brésilienne – précipite peut-être les conditions de son arrestation et de son expulsion, le 30 décembre 1931. En fait, Péret est tombé amoureux du mouvement connu sous le nom de « La Révolte du Fouet » et a écrit un livre à ce sujet intitulé La Révolte du Fouet. Amiral noir. Comme le dit Clovis Moura dans sa communication :
« La question n’est pas seulement politique et controversée : elle est aussi dangereuse. João Cândido, surnommé Almirante Negro, est l’un des noms interdits à ce jour dans la marine brésilienne, qui se sentait discréditée par le fait qu’un simple marin noir avait pris le commandement de l’escadre brésilienne récemment arrivée d’Angleterre, alors que ses chefs apprenaient encore des officiers anglais comment la gérer ». [35]
Après avoir accumulé une documentation extrêmement riche, notamment dans les Archives nationales de la Marine, auxquelles, selon Clóvis Moura, il avait eu accès, Péret écrit un livre avec pour toile de fond la lutte des classes de cette époque et établit un parallèle avec la révolte du cuirassé Potemkine. Malheureusement, lorsqu’il fut arrêté par la police de Rio en novembre 1931, l’édition entière du livre fut confisquée et l’original disparut. Seules quatre pages du texte ont été retrouvées par le chercheur Dainis Karepovs : elles témoignent de la vigueur que devait être l’ouvrage dans son ensemble, dont le manuscrit fut achevé en septembre 1931.
Quelques semaines plus tard, un décret signé par Getúlio Vargas, à Rio de Janeiro, le 10 décembre 1931, faisait savoir :
« Le Chef du Gouvernement Provisoire de la République des États-Unis du Brésil, considérant que le Français Benjamin Péret, tel que précisé par la police de cette capitale, a constitué un élément nuisible à la tranquillité publique et à l’ordre social, décide de l’expulser du territoire national ». [36]
Texte de Jean Puyade (traduction L’insurgé https://insurge.fr/)
REMARQUES (de Jean Puyade, 1 à 36) puis NOTES (A à E ) de L’insurgé
Ce texte est la version — revue, corrigée et augmentée — d’une conférence donnée à différentes reprises au Brésil et en Argentine. Ce texte a deux points de départ : dans « Je ne mange pas de ce pain-là » de Sergio Lima (A. Phala, n°1, São Paulo : FAAP, août 1967) et dans des notes inédites de Luis Antonio Novaes.
1. PERET Benjamin. Réponse au questionnaire du Nouveau Dictionnaire des contemporains. Le questionnaire et les réponses de Péret sont reproduits dans : PÉRET. Amour sublime (essai et poésie). Org. Jean Puyade. Trans. Sérgio Lima, Pierre Clemens. São Paulo : Brasiliense, 1985.
2. « À travers mes yeux », 1922.
3. Le déshonneur des poètes.
4. Le jugement de Barrès fut un simulacre de procès organisé le 13 mai 1921 à Paris par le mouvement Dada sur une proposition d’André Breton et de Louis Aragon. L’accusé, le Français Maurice Barrès (1862-1923), était l’auteur de romans que Breton et Aragon avaient appréciés pour avoir promu une nouvelle façon de penser fondée sur la liberté et l’individualisme. Par la suite, Barrès avait participé à la campagne antisémite contre Dreyfus et s’était distingué par son ultranationalisme, son patriotisme revanchard contre l’Allemagne et sa défense exacerbée de la Première Guerre mondiale. Dans Entretiens (1913-1952), Breton expliquait que « le problème est celui de savoir dans quelle mesure peut être tenu pour coupable un homme que la volonté de puissance porte à se faire le champion des idées conformistes les plus contraires à celles de sa jeunesse ».
5. BRETON, André. Entretien radiophonique avec André Parinaud, nº 8. In : Entretiens (1913-1952). (1952).
6. BAILLY, Jean-Christophe. Au-delà du langage. Paris : Éric Losfeld. Coll. Le Désordre, 1971.
7. ALQUIÉ, Ferdinand. Philosophie du surréalisme. Paris : Flammarion, 1955. Coll. “Nouvelle Bibliothèque scientifique”.
8. Poèmes et récits de Benjamin Péret publiés avant son voyage au Brésil : Le Passager du Transatlantique ( 1921), ilustré par Hans Arp ; Au 125 du boulevard Saint-Germain (1923), illustré par Max Ernst ; Immortelle maladie (1924), illustré par Man Ray ; Il était une boulangère (1925) ; 125 proverbes mis au goût du jour, écrit en colaboration avec Éluard ; Dormir, Dormir dans les pierres ( 1927), ilustré par Yves Tanguy ; Le Grand Jeu (1929) ; Et les seins mouraient (1928), illustré par Miró.
9. BUÑUEL Luis. Mon Dernier Soupir. Paris, Robert Laffont, 1982.
10. S’engageant en toute radicalité, Péret rejoint le PCF en 1927 (avec Breton, Aragon, Éluard et Unik) où, sans négliger ses tâches surréalistes, il est militant et critique de cinéma, dans L’Humanité, le journal de ce parti. Péret deviendra rapidement sensible au processus de stalinisation et commencera, avant ses camarades, à rejoindre le combat de « l’opposition de gauche » et deviendra un opposant intransigeant et farouche au stalinisme.
11. BENTO, Antonio. « L’environnement à Rio à l’époque d’Ismael Nery ». Cadernos Brasileiros, nº 35. Rio de Janeiro, 1966.
12. Les lettres de Mário Pedrosa à Lívio Xavier ont été publiées dans Leia, n. 140. São Paulo, juin 1990, avec présentation de José Castilhos Marques Neto.
13. BENTO, art. cit.
14. PIERRE José, André Breton et la peinture. Lausanne (Suisse). L’Âge d’Homme, 1986. Coll. ’Cahiers des avant-gardes’.
15. Lettre de Péret à A. Guinle, datée du 5 décembre 1928. Elle se trouve dans la section « Péret » des Archives Lívio Xavier (CEMAP, São Paulo). L’inventaire du tronçon « Péret » a été réalisé par Miriam Fragoso Xavier et Jean Puyade, pour le CEMAP (SP) et ACTUAL (Paris, France).
16. Lettres de Villa-Lobos. Ils se trouvent dans la section « Péret » des Archives Lívio Xavier (CEMAP, SP).
17. Correio da Manhã, Rio de Janeiro, 21 février 1929.
18. Péret. Revista de Antropofagia, 2e dentition, nº 1, 1929
19. « La conférence Péret ». Revista de Antropofagia, 2e dentition, (c’est à dire 2e année) nº 2.
20. FERRAZ Géraldo. Après tout. Rio de Janeiro : Paz e Terra/São Paulo : Secrétariat municipal de la culture, 1983. Col. « Témoignages ».
21. Lettre de Carlos Drummond de Andrade. Revista de Antropofagia, 2e dentition, nº 11
22. NUNES, Benedito. « Anthropophagisme et surréalisme ». Remate de Males, n. 6. Campinas : UNICAMP, juin 1986. Cet article est reproduit dans ce livre. Une des manifestations de sympathie en faveur du surréalisme de la part des anthropophages est clairement exprimée dans le bref encart paru dans la Revista de Antropofagia, 2e dentição, n. 13. (Diário de São Paulo, 04/07/1929) : « Le poète passionné Menotti del Piccolo reste désespérément analphabète. Supposons que chaque nom français ait Le devant. C’est ainsi qu’à la place du nom bien connu d’André Breton, il écrit Le Breton ! Le Bossuet, Le Voltaire devient plus beau ! Notre grand Aníbal Machado, interrogé s’il souhaitait répondre à l’impolitesse du chef du fascio Bexiga, a répondu par télégramme : « Menotti ne connaît pas le surréalisme. Je ne connais pas Menotti. » Le Diderot »
23. « Deux grands événements au Brésil : la première exposition de Tarsila et le voyage philosophique du comte Keyserling ». Journal of Anthropophagie, 2e dentition, n. 12. Dans : Diário de São Paulo, 26.06.1929.
24. RIVAS, Pierre. « Périphérie et marginalité chez les surréalismes d’expression romantique : Portugal, Amérique latine ». Dans : Surréalisme périphérique. Actes du colloque « Portugal, Québec. Amérique latine : un surréalisme périphérique ? » Présentés et édités par Luís de Moura Sobral. Montréal (Québec, Canada, Université de Montréal, 1984.
25. Il faudra attendre les années 40 pour que cette situation commence à changer. Pagú — après avoir animé, à sa sortie des prisons de Getúlio Vargas, au début des années 1940, dans le journal de Mário Pedrosa, Vanguarda Socialista, une polémique systématique contre les théories et les pratiques du « réalisme socialiste » — publiera avec Geraldo Ferraz, en 1948, une évaluation critique de ce processus qui a bloqué une génération d’écrivains et d’artistes brésiliens, une projection, dans le domaine de l’expression artistique, de la tragédie que la montée et l’influence hégémonique du stalinisme représentait la lutte pour l’émancipation de l’esprit et de l’homme à l’échelle mondiale.
26. Dainis Karepovs et Fulvio Abramo, du CEMAP, ont décrit cette activité dans « Benjamin Péret, poète révolutionnaire au Brésil » (Traduit du portugal par J. Puyade et G. Prévan. Cahiers Léon Trotsky, nº 25. Grenoble : Institut Léon Trotsky, mars 1986. p. 65-80), complété par article de Karepovs, « Un indésirable audacieux » (D.O. Leitura, n.s., nº 7 [ancienne série : nº 81]. São Paulo : Gouvernement de l’État de São Paulo, février 1989).
27. PEDROSA, Mario. « Les tendances sociales de l’art et Käthe Kollwitz ». Dans : Idem. L’art est une nécessité vitale. Rio de Janeiro, Livraria Editora da Casa do Estudante do Brasil, 1949.
28. BRETON, André ; TROTSKI, Léon. « Pour un art révolutionnaire indépendant ». Dans : FACIOLI, Valentim (Org.). Pour un art révolutionnaire indépendant. Présentation de Gérard Roche. Traduit par Carmem Sylvia Guedes et Rosa Maria Boaventura. Rio de Janeiro : Paix et Terre/São Paulo : CEMAP, 1985.
29. Péret collaborera au dernier numéro de La Révolution surréaliste, fin 1929, puis aux numéros 1 et 2 du Surréalisme au service de la Révolution, à partir de juillet et octobre 1930, auquel il enverra de vibrants poèmes de révolte et d’indignation, qui feront partie du recueil Je ne mange pas de ce pain-là et la nouvelle satirique « Morts ou vifs », participant ainsi à la polémique ouverte par le Deuxième Manifeste du surréalisme.
30. PERET, Benjamin. « Candomblê et makumbá,1 ». Diário da Noite, São Paulo, 25/11/1930.
31. MOURA, Clovis. « Trois aspects de l’intérêt d’un poète français pour les Brésiliens noirs ». Communication présentée à la « Semaine surréaliste », organisée par l’Alliance française de São Paulo, en 1985. Citation réalisée à partir d’une copie de l’original dactylographié.
32. PERET Benjamin. « La Parole à Péret » (Mexico, novembre 1942). Dans : PÉRET, B. ; GOMBROWICZ, Witold. Contre les poètes. Traduction, introduction et notes de Júlio Henriques. Lisbonne, Antigone, 1989.
33. Idem.
34. N’oublions pas que Péret fut critique de cinéma au journal L’Humanité, et fut l’un des premiers à être fasciné, comme ses amis surréalistes, non seulement par l’œuvre de Charlie Chaplin, considéré par eux comme un génie, mais par tout le burlesque nord-américain.
35. MOURA, art. cit.
36. Cité dans : ’La libération de l’écrivain Benjamin Péret déterminée’. Folha da Manhã, São Paulo, 15/04/1956. (Aucun auteur)
NOTES de L’INSURGÉ
Sauf exception, les citations d’auteurs français faites dans le texte en portugais n’ont pas été « retraduites » en français mais rétablies dans leur écriture originelle.
A/ Le texte originel de Paul Eluard est bien moins explicite que dans le texte portugais : « Qui est-ce, Benjamin Péret ? Un homme ressemblant » in Littérature, décembre 1922.
B/ « A travers mes yeux » Littérature octobre 1922 . Texte originel
C/ Une faute dans le texte portugais rend la phrase incompréhensible : « cauins de cacique » est à remplacer par « canins de cacique », c’est-à-dire « les canines du chef » dans n°1 de 1929 du journal d’anthropophagie.
D/ Tenentismo est le nom d’un mouvement politico-militaire de la décennie 1920 au Brésil. Ce nom vient de « tenente » (« lieutenant » en français), grade de la plupart des rebelles.
Ce mouvement veut en finir avec l’Ancienne République Ses plus importantes manifestations ont lieu en 1922, en 1924, puis de 1924 à 1927.
E/ « terreiros » : il s’agit de lieux de cultes.