Espagne : un profond mouvement contre le capitalisme et ses défenseurs, pour une autre politique, une autre société
Le 15 mai, dans plus de cinquante villes d’Espagne, se tenaient des manifestations à l’appel du mouvement « ¡ Démocracia Real Ya ! » (Une vraie démocratie, maintenant !), et du collectif des jeunes précaires « Juventud sin futuro », avec le soutien de centaines de collectifs. Certains manifestants décidaient de s’installer pour la nuit sur la place de la Puerta del Sol, à Madrid.
Puis, de manière ininterrompue, les manifestations et occupations de places centrales, massives, se sont succédées dans toute l’Espagne. Les manifestants se sont organisés, ont commencé à élaborer des textes.
En vain le gouvernement a essayé, avec l’aide de la commission électorale de Madrid et de nombreuses municipalités, de faire interdire les manifestations à l’approche des élections régionales et municipales du 23 mai. Les occupations se sont poursuivies.
À la veille des élections du 22 qui allaient se traduire par une défaite historique du PSOE au pouvoir, les manifestants décidaient de prolonger de huit jours l’occupation des places des principales villes espagnoles. D’ores et déjà, ce mouvement constitue un fait majeur, en Espagne et pour toute l’Europe.
L’ampleur, et la forme prise par cette mobilisation ont surpris. Ce mouvement spontané implique des dizaines de milliers de jeunes (et de moins jeunes) espagnols. Mais il ne surgit pas de rien. Cette spontanéité a été préparée, « nourrie » jour après jour par l’activité de centaines de collectifs locaux. Des revendications se sont affirmées, des actions ont été engagées. Dès le 15 février, le vote de la loi dite SINDE par les trois partis majoritaires (équivalente de la loi HADOPI) malgré une opposition massive de la jeunesse provoqua une forte mobilisation à travers les réseaux sociaux (#nolesvotes : ne vote pas pour eux) Ces regroupements avaient en commun le refus de payer la crise, et le rejet de la politique du gouvernement Zapatero. Ils rejetaient la politique des directions des grands syndicats qui avaient passé, en février, un pacte avec le gouvernement, pour autoriser la très réactionnaire réforme des retraites.
La « réponse » à la crise a consisté à sacrifier de nouveau les plus pauvres : baisse des salaires déjà faibles, augmentation de la précarité, hausse du chômage (21% de la population active, et plus de 44% pour les moins de 25 ans). Au premier trimestre 2011, on annonçait 213 000 chômeurs supplémentaires. C’est dans cette situation que le collectif Juventud sin Futuro ( « Jeunesse sans avenir ») organisait une manifestation le 7 avril, avec un slogan : « Sans maison, sans boulot, sans retraite et sans peur ». Le succès fut inespéré. Puis Juventud sin Futuro appela avec ¡Démocracia Real Ya ! à manifester le 15 mai.
Dans cette situation, il fallait un détonateur. Ce furent les révolutions de Tunisie et d’Égypte. En avril, un appel de Juventud sin Futuro disait « En Italie, en France, en Grèce ou en Islande, ils nous montrent que la mobilisation est indispensable. Le monde arabe nous démontre que la victoire est possible ».
L’occupation de place de la Puerta del Sol est symboliquement analogue à celle de la place de la Kasbah à Tunis et à celle de la place El Tahrir au Caire : « De Tahrir à Madrid, au monde, world revolution », proclamait une banderole, tandis qu’à Barcelone, le 18 mai, une assemblée de 5 000 personnes sur la Plaza Catalunya rebaptisait celle-ci « place Tahrir » au cri de « C’est ici que commence la révolution ! ».
Un autre catalyseur fut la gigantesque mobilisation de la jeunesse portugaise le 12 mars, baptisée « Geração à Rasca » (génération fauchée) : 200 000 manifestants à Lisbonne, 80 000 à Porto….
Certes, les situations politiques sont différentes. En Tunisie et en Égypte, c’était d’abord la dictature qu’il fallait abattre. En Espagne, il s’agit d’un régime dit « démocratique », qui a succédé à la vieille dictature franquiste. Mais la conscience est aiguë que cette démocratie n’est qu’une façade. L’appareil d’État actuel s’inscrit dans la continuité de l’ancien appareil franquiste.
À la fin de la dictature, les représentants de la bourgeoisie, le Parti communiste, le Parti socialiste, et les chefs des syndicats UGT et CCOO, redoutant une vague révolutionnaire, aménagèrent une transition qui préservait l’ordre bourgeois. Ce fut le pacte de la Moncloa de 1977. Le PCE puis le PSOE renoncèrent à rétablir la République et acceptèrent une monarchie constitutionnelle. Un système électoral (constitutionnalisé) fut alors instauré, qui favorise les deux principaux partis. Et une loi voulut empêcher à jamais que les crimes franquistes soient jugés.
Ainsi le juge Garzon, qui prétendait ouvrir le dossier des crimes franquistes, est poursuivi en justice par des organisations fascistes, tandis que les élus, aussi corrompus soient ils, demeurent impunis. Comme le dit un homme sur la Puerta del Sol : « on vote, on vote, mais ça ne change rien »…
Tout cela donne force à l’exigence d’ « une vraie démocratie », d’un « Changement de loi électorale » avec le recours à la « proportionnelle ». Le texte adopté à Barcelone précise : « La monarchie est un anachronisme qui ne nous représente pas et qui, de là-haut, ne paie pas d’impôts ». Cette mise en cause du système électoral et de la monarchie conduit à s’attaquer à un tabou : le pacte de la Moncloa.
Les plates-formes votées à Madrid et Barcelone comportent nombre de revendications sociales. Beaucoup sont précises ( « le retour de l’impôt sur le patrimoine »), et inacceptables pour la bourgeoisie ( « le retrait de la réforme des retraites »). Les plus importantes sont incompatibles avec le système capitaliste.
C’est le cas de la « Santé publique gratuite et universelle » ou de « La réduction de temps de travail quotidien, (…), sans réduction de revenu », qui sera ainsi précisé à Barcelone : « Partage du travail en favorisant la réduction des journées de travail et accords négociés jusqu’à en finir avec le chômage structurel (c’est-à-dire jusqu’à ce que le chômage descende sous les 5%) ».
Encore s’agit-il, pour les manifestants de Barcelone, seulement d’un « programme minimal » destiné à être présenté aux hommes politiques : « nous leur écrivons ici quelques mesures qu’ils peuvent facilement comprendre, et que nous voulons voir appliquées immédiatement ». Mais « attention », note la plate forme : « En réalité ce que nous voulons est beaucoup plus grand, quelque chose qu’ils ne comprendront possiblement jamais ». La formule est plaisante, mais révèle une difficulté que le mouvement doit aborder.
Car, si le rejet est général à l’égard des partis et système espagnols, la formulation d’une plate forme débouche inévitablement sur une question : quel gouvernement peut mettre en œuvre ce programme ?
La plate-forme de Barcelone propose de présenter ses revendications aux élus…c’est-à-dire à ceux qui multiplient les attaques contre la jeunesse et les travailleurs. C’est là une contradiction. Résoudre celle-ci implique de discuter de la nécessité d’un autre pouvoir, celui émanant des travailleurs et de la jeunesse, à travers les assemblées générales de villes, de quartiers et d’entreprises.
À l’étape immédiate, une questions va se poser : la constitution d’une coordination nationale des assemblées de villes, avec une plate-forme commune. Car, face à une bourgeoisie centralisée (avec son État, ses partis, ses banques), les travailleurs et la jeunesse devront s’organiser nationalement.
Mais d’ores et déjà, la mobilisation en Espagne ouvre la voie à la mobilisation générale de la jeunesse et des travailleurs en Europe.